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Algérie : blocages à répétition pour la presse en ligne

Depuis plusieurs semaines, des sites d’information locaux sont régulièrement inaccessibles depuis le pays, sans aucune raison officielle.

« Ce matin, notre site était accessible via Djezzy [l’un des trois opérateurs mobiles présents sur le marché algérien, avec Ooredoo et Mobilis] », indique Hamid Guemache, téléphone portable à la main. « Mais si je cherche sur mon ordinateur via l’ADSL, ça ne marche plus ! », récrimine-t-il, en essayant à nouveau, depuis la salle de conférence de son journal, situé au cœur d’Alger.

Le 12 juin, le cofondateur du site d’informations en ligne tsa-algerie.com (Tout sur l’Algérie, TSA) a reçu vers 17 heures un appel de son frère et binôme dans l’entreprise, Lounès, lui indiquant une chute des visites sur leur média. « Le trafic était bon, car [l’ancien premier ministre Ahmed] Ouyahia venait d’être mis en prison, sourit Hamid. Nous étions à 7 000 visiteurs en instantané et nous sommes tombés à 3 000. » « Notre ingénieur a tout de suite compris que ça n’était pas accidentel », précise Lounès, qui partage un bureau avec son frère au milieu des salles d’une rédaction qui compte une dizaine de journalistes.

C’est que TSA avait déjà vécu pareille mésaventure. Le 5 octobre 2017, il était 23 heures quand les deux frères ont constaté l’inaccessibilité de leur site depuis l’Algérie, où ils réalisent environ 70 % de leur trafic. Quelques coups de fil à Algérie Télécom (AT), qui détient le monopole sur le réseau Internet, des interlocuteurs techniques surpris qui réclament un peu de temps… puis plus rien. « Nous avons compris que c’était politique lorsqu’ils ont cessé de nous répondre », explique Hamid. Le site TSA est hébergé sur un serveur en France, ce qui explique que les autorités algériennes ne puissent le rendre inaccessible que lorsqu’il arrive sur leur réseau. A l’époque, la coupure a duré près de deux mois.

Une « violence »

Alors que TSA avait été bloqué en 2017 sur l’ADSL et sur l’opérateur mobile public Mobilis, il l’est également sur Ooreedo et Djezzy depuis juin, réapparaissant depuis une semaine par intermittence. Il y a deux ans, le premier ministre et le ministère de la communication avaient rejeté toute responsabilité. Aucune autorité n’a réagi cette fois-ci. Malgré « la violence » qu’ils ont subie, les deux directeurs du site n’ont pas jugé pertinent de porter leur affaire devant les tribunaux. « De toute façon, si une entité se permet d’agir ainsi, dans l’arbitraire et l’illégalité, c’est qu’elle est plus grande que la justice », estime un militant des droits humains qui préfère garder l’anonymat. Le fait que l’organe central de surveillance des technologies de l’information et de la communication (TIC) soit passé, en juin, de la tutelle du ministère de la justice à celle de la défense ne rassure personne.

Cette « violence », plusieurs sites aux profils différents l’ont subie cette année, tels qu’Algérie Part, ObservAlgérie ou Interlignes, dont le directeur, Bouzid Ichalalène, indique avoir subi plusieurs coupures d’une trentaine de minutes à partir de mai, interprétées comme des mises en garde, avant un blocage continu depuis fin juillet. L’accès à Algérie patriotique, détenu par le fils du général Khaled Nezzar, a été rendu impossible après que les deux hommes ont été l’objet d’un mandat d’arrêt, début août, lancé par l’armée.

De tous ces médias, TSA est le plus influent. Créé en 2007, il est devenu le site d’information francophone le plus visité en Algérie, devant ceux des quotidiens nationaux. Alors qu’il enregistrait une moyenne de 200 000 visites par jour, sa couverture du Hirak, le mouvement de protestation contre le régime qui secoue le pays depuis le 22 février, lui a permis d’atteindre jusqu’à un million de connexions. « Journaux, télés, radios… Nous étions les premiers, tous médias confondus ! », assure Hamid, certain que le blocage de son site est dû à cette popularité, face à des médias publics ligotés et des télés privées nombreuses mais passées d’un maître à un autre depuis la démission du président Bouteflika.

Une prise en main « radicale de l’information »

 

« Les chaînes privées arabophones qui ont accompagné aveuglément Bouteflika, y compris pour un cinquième mandat, sont aujourd’hui encore du côté du pouvoir. A l’inverse, nous, qui avons pris des risques en dénonçant la corruption sous son régime, nous nous retrouvons bloqués. Cela signifie bien que le système n’a pas changé. Il a même empiré », estime Lounès.

 

Des signaux positifs avaient pourtant été envoyés aux premières semaines du Hirak. Les autorités avaient promis une distribution transparente de la manne publicitaire publique aux médias, utilisée historiquement pour tenir ces derniers en respect. Mais le discours a changé lorsque le chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, véritable homme fort du pays, a indiqué vouloir organiser rapidement une présidentielle, assurant que les revendications des manifestants – le départ de Bouteflika et la lutte contre la corruption – avaient été satisfaites, alors que ces derniers continuent de réclamer un véritable changement de régime.

Le 31 juillet, dans un discours qui renvoyait aux plus fermes années du parti unique, le ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, Hassan Rabehi, s’est dit convaincu de « la nécessité pour les journalistes d’aller dans le sens des efforts des institutions nationales et des corps de sécurité en matière de défense de l’image et des intérêts du pays ». Plus concret, il avait justifié : « La spécificité de la conjoncture que traverse le pays (…) exige nécessairement une prise en charge continue et radicale du secteur de l’information. » TSA est passé de 3 à 1,6 million de connexions la semaine suivant son blocage.

Mais il a ensuite remonté la pente grâce à des lecteurs qui ont contourné la difficulté en se connectant via des réseaux virtuels privés (VPN). Outre le trafic du site, c’est le manque à gagner en termes de publicité qui inquiète les frères Guemache. Une campagne a été annulée juste après le blocage de TSA et un annonceur annuel a préféré rompre son contrat. Il est par ailleurs difficile pour la régie du média, dans les conditions actuelles, de signer de nouveaux contrats. C’est pourquoi les deux actionnaires recherchent un partenaire capable de soutenir l’entreprise. « Comment croire que nous pourrions organiser des élections transparentes alors que les médias censés véhiculer les messages des candidats sont bloqués ou tenus en main ? », interroge Hamid Guemache, désabusé.

 

Lire : Le Monde du 12 septembre

 

Jean-Philippe Behr

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