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Axios, à contre-courant de la presse américaine

Après l’ère Trump qui l’a mis sur orbite, le jeune média numérique promet de l’information de qualité et gratuite. Il bannit les articles d’opinion prisés par ses grands concurrents et investit dans l’information locale, un secteur en crise aux Etats-Unis. Un modèle qui susciterait l’intérêt du géant allemand Axel Springer.

Un article de 10.000 signes comme celui que vous vous apprêtez (peut-être) à lire : Axios ne ferait jamais cela. Pour remporter « la guerre de l’attention » dans un monde bombardé d’informations, le jeune média numérique américain a fait voeu de brièveté, de « concision intelligente » pour reprendre sa marque déposée – « Smart brevity ».

« On reçoit tous beaucoup d’informations, et c’est parfois difficile de savoir ce qui est vrai. Notre objectif est d’éliminer le bruit et de respecter le temps des gens. Nous nous concentrons sur les nouvelles qui comptent, et nous disons très rapidement pourquoi elles sont importantes pour vous », détaille Sara Goo, à la tête de la rédaction.

Avec ses newsletters en six à dix points, envoyées par e-mail et faites pour être lues sur un téléphone, « nous avons réussi à réimaginer la manière de rapporter les informations et de les présenter », estime-t-elle sans fard.

Place de choix

Quatre ans et demi après son lancement dans la foulée de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, Axios a pris une place de choix dans le paysage médiatique américain et ne dédaignerait pas monétiser sa réussite. Le « Wall Street Journal » lui a prêté l’intention de s’introduire en Bourse (via un SPAC), avant d’assurer, en mai, qu’il était en discussions avec le géant des médias allemand Axel Springer (le groupe, qui a déjà racheté Business Insider, ne souhaite pas commenter).

A l’occasion, Axios estimerait valoir… entre 400 et 450 millions de dollars. De quoi faire tousser tous les médias centenaires, mais aussi montrer qu’ils ne sont pas une cause perdue pour les investisseurs.

Créé par les vétérans de la presse politique Jim VandeHei et Mike Allen, et par leur complice de « Politico » Roy Schwartz, Axios a transformé en média à part entière un canal de distribution en forte croissance – un Américain sur cinq consomme de l’information via des newsletters, selon le rapport annuel du Reuters Institute .

Rentable

Avec, désormais, une trentaine de « lettres » spécialisées (de la politique à la tech en passant par la finance, la santé ou le jeu vidéo) et ses près de 4 millions d’abonnements, la marque financée par un aréopage de fonds (Lerer Hippeau, Greycroft, Emerson Collective…) et par NBC a dépassé les 60 millions de dollars de chiffre d’affaires l’an dernier, soit « une hausse d’environ 40 % par rapport à l’année précédente », indique Fabricio Drumond, le directeur chargé des recettes.

Et il est visiblement rentable dans un secteur où l’offre pullule désormais, des grands quotidiens qui occupent le terrain aux indépendants qui se lancent en attendant de se faire racheter, comme « Morning Brew » ou « TheSkimm ».

« Sortir de l’info »

Axios n’a pas la puissance de feu d’un « Washington Post » ou d’un « Wall Street Journal ». Mais tout Washington se presse pour être interviewé par Mike Allen ou Jonathan Swan sur la chaîne HBO. C’est la vitrine du jeune média chaque dimanche soir, et la moue interrogative du journaliste star Jonathan Swan interviewant Donald Trump sur la pandémie avec sa réponse aux victimes du Covid-19 – « It is what it is » a fait le tour des réseaux sociaux.

Le média a investi sur ses journalistes – ils sont aujourd’hui 110 (tous actionnaires). La fiche de poste : « On ne cherche pas seulement des journalistes qui couvrent bien leur secteur, mais qui sortent de l’info », indique Sara Goo. Axios a misé sur les scoops maison pour se faire respecter à la Maison-Blanche et au Congrès, mais y ajoute sans angoisse ceux de ses concurrents et y mêle de l’analyse, le tout en peu de mots.

« Axios a vraiment innové en faisant le travail difficile de concentrer des informations complexes dans un format de lecture très court, ce qui est beaucoup plus difficile à faire qu’il n’y paraît », note Rob Wells, professeur assistant à l’université d’Arkansas. Mais il serait en réalité l’héritier d’une tradition ancienne, « dans la lignée du « ‘Reader’s Digest’ ou de Willard Kiplinger », dont la ‘Washington Letter’ faisait le pont entre « le monde économique conservateur et les régulateurs du New Deal », décrypte l’universitaire.

Sur le mode de la conversation, l’information est aussi délibérément incarnée. Une tendance croissante au sein des nouveaux médias américains, où des signatures quittent les grands médias pour se lancer en indépendants – la députée Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), au sens politique aigu, dit elle-même qu’elle ne suit plus des journaux mais des journalistes.

Eviter d’être intermédié

Quand toute la presse américaine (et européenne) cherche à monétiser ses contenus auprès de ses lecteurs pour moins dépendre de la publicité, Axios fait le pari de l’information gratuite et d’un modèle presque uniquement financé par les annonceurs.

« Nous pensons que le journalisme de qualité ne doit pas être un privilège exclusif. Nous fournirons un accès gratuit à la majorité de notre contenu », défend Axios dans sa charte – une « Bill of rights » qui détaille sa mission et ses pratiques, et dont il est particulièrement fier.

Nous pensons que le journalisme de qualité ne doit pas être un privilège exclusif. Nous fournirons un accès gratuit à la majorité de notre contenu.

Axios vend aux annonceurs la fidélité et la qualité de ses lecteurs, leur « engagement ». « Les newsletters sont un précieux mécanisme de distribution. Vous n’avez pas besoin que le lecteur vienne à vous, vous venez déjà à lui. Il est difficile de reproduire cela : comment faire en sorte que les gens cliquent sur votre site Web chaque jour ?  » décrypte Neal Rothschild, à la tête de la petite équipe qui gère l’audience.

Axios espère ainsi éviter d’être trop intermédié par un Google ou un Facebook. « Si vous publiez sur les médias sociaux, vous regardez ce qui fonctionne bien et suscite de l’engagement, et ce sont des choses qui sont plus chargées politiquement et émotionnellement. Le filtrage de votre boîte de courrier électronique, lui, n’est pas soumis à des algorithmes. »

Limiter le poids de la publicité

Le lecteur serait-il le produit ? Avec des contrats publicitaires à l’année et des conférences sponsorisées, les annonceurs ne cherchent pas à vendre leurs produits, mais à faire passer leur message politique aux décideurs de Washington, avec leurs publirédactionnels glissés au milieu des newsletters : « Pourquoi Amazon est favorable au salaire minimum fédéral à 15 dollars » ; « Pourquoi Facebook veut être régulé » ; « Comment Exxon veut décarboner l’industrie »…

Les lecteurs d’Axios pourraient aisément payer quelques dollars pour limiter le poids de la publicité, et Axios en évoque l’idée depuis sa création, mais il n’a pas franchi le pas comme le site The Information dans la Silicon Valley ou son nouveau concurrent de l’information politique Punchbowl News, qui tente de mixer les sources de revenus.

« Les sponsors sont satisfaits, et il n’est pas nécessaire d’avoir un même modèle pour tout le monde et partout, répond Sara Goo. Notre travail est de continuer à faire lire un public qualifié avec des informations de qualité. » « Pro Rata », la lettre d’Axios sur les fusions-acquisitions et les levées de fonds, teste tout de même la température en sondant ses lecteurs pour savoir s’ils seraient prêts à payer pour être mis en relation avec d’autres abonnés ou avoir un accès plus exclusif à des événements.

« De la discipline »

La gratuité permet en tout cas à Axios d’entrer avec force sur un nouveau marché, à contre-courant de celui des Etats-Unis : l’information locale. « La presse locale a été vidée de son contenu par l’arrivée des fonds d’investissement, qui a licencié massivement. C’est l’occasion de fournir ces informations essentielles qui font aujourd’hui défaut », explique Sara Goo.

Axios a démarré il y a six mois dans six villes, en prévoit huit autres d’ici à la fin de l’année, et le PDG Jim VandeHei n’exclut pas d’être présent à moyen terme dans une cinquantaine de villes américaines. Les prérequis : des marchés mal desservis en termes d’information, un « bon climat d’affaires » et de la population. La lettre la moins attendue – « NW Arkansas » – couvre les sièges sociaux de Walmart et du géant de la viande Tyson Foods.

Pour se développer dans des villes moyennes comme Tampa (Floride), Denver (Colorado) ou les « twin cities » Saint Paul et Minneapolis (Minnesota), Axios a puisé dans The Charlotte Agenda, une start-up fondée par un ancien du « Charlotte Observer », en Caroline du Nord. La recette de Ted Williams pour se distinguer des nouveaux réseaux comme 6AM City ou WhereBy.US : « De la discipline. »

« Rester concentrés, sur une longue période, sur l’envoi d’une très bonne newsletter quotidienne, la mise à jour du site Web avec quelques histoires chaque jour et la gestion d’un compte Instagram. C’est tout ce que nous faisons », a-t-il expliqué au Nieman Lab , une fondation d’Harvard consacrée aux modèles économiques du journalisme.

Axios Local

Avant d’être racheté par Axios (5 millions de dollars selon le « New York Times »), The Charlotte Agenda n’a jamais levé plus d’argent que la mise de départ de 50.000 dollars et a été rentable ces cinq dernières années, assure Ted Williams. Depuis le lancement des premières lettres il y a six mois, Axios Local affiche 400.000 abonnements, un taux d’ouverture des e-mails de 35 % et prévoit d’encaisser entre 4 et 5 millions de dollars de chiffre d’affaires sur l’année.

La structure est légère : deux journalistes locaux pour débuter dans chaque ville, avec un appui éditorial et publicitaire piloté d’Arlington, le siège d’Axios dans la banlieue de Washington. Pour espérer tripler le chiffre d’affaires d’Axios Local l’an prochain, le groupe mise toutefois sur des bassins de population plus importants – Austin, Dallas, Atlanta, Chicago et… Washington DC.

Trouver une nouvelle vague

Le développement local répond aussi au besoin de trouver une nouvelle vague sur laquelle surfer. Pendant quatre ans, Donald Trump a été une locomotive d’audience, et son départ de la Maison-Blanche l’a faite chuter de la plupart des médias américains – Axios compris.

Mais à rebours de la « grande presse », qui s’écharpe depuis cinq ans sur la place et le contenu de ses pages Opinions-Débat , Axios ne veut pas descendre dans l’arène du débat d’idées : il revendique une approche « clinique » de l’information, se passe d’éditorialistes et assure qu’il n’aura « jamais » de section Opinion – c’est dûment inscrit dans son « manifeste éditorial ».

A l’automne, Sara Goo participera aussi à un nouveau programme d’études sur la désinformation, organisé par le centre Shorenstein de la Harvard Kennedy School. « Les gens déforment et construisent un récit sur le fait que les journalistes prennent parti, et malheureusement certains le font, ce qui crée de la confusion », explique-t-elle.

Vendre le style Axios

La Media Bias Chart éditée par Allsides classe Axios au centre, et Jim VandeHei suggérait en 2016, avant de faire naître Axios, de créer un troisième parti pour ne pas avoir à choisir entre Donald Trump et Bernie Sanders. Sa proposition de l’époque d’y enrôler Mark Zuckerberg avait toutefois largement discrédité l’initiative, et nourri des critiques en proximité avec le monde de l’entreprise.

Une critique que le dernier développement d’Axios pourrait relancer. La start-up fait ainsi maintenant le pari de vendre le « style Axios » aux entreprises, avec un logiciel de « smart brevity » qu’elle a commencé à commercialiser, sous le nom de « AxiosHQ ».

« Les journalistes se considèrent comme des cas particuliers, mais beaucoup de gens doivent communiquer efficacement, alors si nous pouvons nous adapter et créer un produit, c’est formidable », balaie Sara Goo. « Tout le monde est en train de réimaginer comment attirer l’attention des gens, nous devons être à la pointe. »

 

Lire : Les Echos du 6 juillet

 

Jean-Philippe Behr

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