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Concentration des médias : la France au cœur d’un grand Monopoly

De Vincent Bolloré à Bernard Arnault, de Patrick Drahi à Xavier Niel, en passant par Martin Bouygues, les grandes fortunes industrielles de l’Hexagone multiplient les acquisitions dans la presse ou l’audiovisuel. Pour ces milliardaires venus du monde du luxe, des télécoms, du BTP, de la logistique ou de l’énergie, les médias constituent souvent un moyen d’accroître, à finalement peu de frais, leur influence, et de servir leurs intérêts économiques, financiers voire politiques. Décryptage d’une recomposition qui va crescendo à l’approche de la présidentielle.

En France, les liens entre le monde des affaires et celui de la presse ont toujours été étroits. L’intérêt des puissances d’argent pour les médias est une vieille histoire. La volonté de certains d’accumuler les titres pour asseoir leur domination et étendre leur influence, n’a rien, non plus, d’un phénomène nouveau. L’exemple de Jean Prouvost, qui a bâti un empire dans la presse dans l’entre-deux-guerres, en témoigne. Né en 1885, cet industriel, issu d’une famille bourgeoise du Nord, a d’abord fait fortune en fondant, avant la première guerre mondiale, la filature de La Lainière de Roubaix. Au début des années 1920, ce richissime homme d’affaires, séduit par le dynamisme des journaux aux Etats-Unis, se lance dans la presse. Il connaîtra un succès fulgurant.

En 1924, il rachète Paris-Midi, un quotidien de Bourse et de courses au tirage confidentiel de 4.000 exemplaires. En six ans, il le multipliera par vingt. Puis, en 1930, Jean Prouvost met la main sur un journal qui deviendra, plus tard, un titre phare en France : Paris-Soir. Sous sa coupe, le quotidien passe d’un tirage de 70.000 à près de 2 millions en 1939 ! De quoi faire rêver n’importe quelle publication actuelle. La diffusion du Monde, premier quotidien national français, ne s’élève aujourd’hui qu’à 420.000 dans l’Hexagone, dont les trois quarts en version numérique. La recette miracle de Prouvost ? L’importation en France des méthodes qui ont permis l’envolée la presse américaine. Pour séduire le chaland, il soigne la mise en page, use de gros titres, et ne lésine pas sur la photographie. L’homme d’affaires fait la chasse aux talents. Il embauche, parfois à grands frais, les plus fines plumes de l’époque. Parmi elles, Antoine de Saint-Exupéry, Joseph Kessel, ou encore un certain Pierre Lazareff, qui deviendra, plus tard, l’emblématique patron de France-Soir.

Au fil des acquisitions, Jean Prouvost façonne un empire dans la presse. Il rachète notamment le féminin Marie-Claire, et met le grappin sur Match. Rebaptisé Paris-Match après la seconde guerre mondiale, ce dernier titre deviendra une puissante référence populaire, en s’inspirant du grand hebdomadaire américain Life. Jean Prouvost investira aussi dans Le Figaro, Télé 60 (ancêtre de Télé 7 jours) ou encore dans la radio RTL. Les années 1970 sonneront le démantèlement progressif de cet empire tentaculaire. Il disparaîtra en 1978 avec la mort de son fondateur.

Prouvost et « la manipulation de l’information »

Alors qu’aujourd’hui, la concentration des médias entre les mains d’une poignée de milliardaires et riches industriels inquiète le grand public, beaucoup de journalistes, et le monde politique jusqu’à l’Elysée, l’« aventure » dans la presse de Jean Prouvost et sa boulimie d’acquisitions s’avèrent éclairantes. On y retrouve tous les questionnements, et surtout les craintes, du moment. Dans son ouvrage « Médias et journalistes de la République » (Odile Jacob, 1997), l’historien des médias Marc Martin s’interroge sur les raisons pour lesquelles un grand industriel a tant investi dans la presse. « Aucune nécessité économique n’a guidé [Jean Prouvost], surtout pas la recherche de profits que lui assuraient mieux ses usines, écrit-il. Les raisons de ce choix semblent bien intimes : le goût d’être dans le tout-Paris et d’y être remarqué, de faire partie des grands et d’être admiré des femmes, de réussir avec éclat, de mener le contraire, en somme, de la vie cossue mais discrète que s’impose alors cette bourgeoisie du Nord à laquelle il appartient. »

Ces affirmations ne sont toutefois pas partagées par tous. Dans un article paru dans la revue « La Pensée » (2016), Michel Diard, ancien journaliste et secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT pendant 16 ans, s’en offusque. « Si [Marc Martin] trouve des raisons ‘bien intimes’ à cette politique de rachats de journaux, il omet surtout les raisons politiques ayant présidé aux choix de Jean Prouvost, ‘récompensé’ par Paul Reynaud qui en fera son ministre de l’Information le 6 juin 1940, mais surtout par Pétain qui en fera, lui, son haut-commissaire à l’Information le 19 juin 1940 (il démissionnera moins d’un mois plus tard, le 10 juillet) », lance-t-il, de manière lapidaire. A ses yeux, si l’empire médiatique du tycoon Prouvost a constitué un succès économique, en jouant notamment la carte du « journal du bonheur dans un monde de crise », le journalisme n’en est pas sorti grandi. Au contraire. « Jean Prouvost avait porté la manipulation de l’information à un haut degré de sophistication, confisqué le débat d’idées, bref illustré la lutte idéologique, au seul profit de la classe des possédants », canarde Michel Diard.

Jean Prouvost n’est plus. Mais d’autres ont pris la relève. Les magnats des médias n’ont pas disparu. Ils font même un retour en force. Tous ont un point commun : il s’agit d’abord et avant tout de très puissants industriels, des leaders dans leurs secteurs respectifs. Il y a bien sûr la première fortune de France Bernard Arnault, patron de LVMH. Lui possède Les Echos, Le Parisien, Radio Classique, et près de la moitié de Challenges. Patrick Drahi, pour sa part, a bâti un empire dans les télécoms (Altice/SFR) des deux côtés de l’Atlantique en se dopant à la dette. Ce n’est qu’après qu’il se lance vraiment dans les médias en mettant la main sur BFMTV, RMC, Libération (désormais logé dans une fondation) ou L’Express (dont il détient encore 49%). Il y a aussi la famille Bouygues, leader du BTP et des télécoms, qui possède TF1, le premier groupe de télévision privé de l’Hexagone. Autre champion de l’Internet, Xavier Niel (Iliad/Free) possède des parts dans le Groupe Le Monde,

Lire la suite : La Tribune du 11 janvier

 

Jean-Philippe Behr

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