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Après 600 ans d’existence, le moulin qui fabrique le plus prestigieux papier de France est menacé

Cet été, l’édition du Soir vous emmène à la découverte des plus anciennes entreprises de France et leur histoire souvent méconnue. Pour ce cinquième épisode, on vous emmène dans le Puy-de-Dôme, dans le moulin Richard-de-Bas. Ici, on fabrique encore du papier de manière artisanale, comme on le faisait il y a 600 ans. Mais ce précieux patrimoine est aujourd’hui en danger.

C’est dans un hameau du côté d’Ambert, perdu au bord d’une vallée verdoyante située à la lisière du Puy-de-Dôme, entre Clermont-Ferrand et Saint-Étienne, que se trouve le moulin à papier Richard-de-Bas. C’est le dernier de ce genre en Auvergne, région qui fut l’une des toutes premières à produire du papier en France, au cours du XVe siècle.

L’existence du moulin est attestée dans les archives locales depuis au moins 1463. « Les historiens ont retrouvé un acte de vente daté de cette année-là, qui mentionne le nom d’un certain Antoine Richard, propriétaire à l’époque », raconte Emmanuel Kerbourc’h, le gérant actuel, dont le grand-père a racheté l’établissement au cours de la dernière guerre pour sauver ce savoir-faire ancestral.

Depuis près de 600 ans, on y fabrique du papier de manière artisanale, à base de chiffons usagés, comme on le faisait au Moyen-Âge. Les bouts de tissu sont déchiquetés avant d’être mélangés à de l’eau de la rivière et pilés par des maillets entraînés par la force de la roue à aube du moulin, la pâte obtenue étant ensuite moulée, pressée et séchée. Une technique multiséculaire inventée en Chine au début de notre ère et améliorée par les Arabes au VIIIe siècle, avant de se propager à partir du XIVe siècle en Europe, au retour des croisades.

Le dernier témoin d’une révolution culturelle

Si le premier moulin à papier est avéré historiquement en 1348 du côté de Troyes, l’Auvergne va rapidement devenir l’un des centres névralgiques de la production papetière en France, et Richard-de-Bas est le dernier témoin de cette époque faste. Car le dernier moulin encore en activité est entouré de cinq autres. « La vallée de Lagat a compté une trentaine d’équipements de ce type au XVIe siècle, regroupés sur moins de cinq kilomètres le long du cours d’eau, et la région d’Ambert abritait plus de 150 fabriques à papier », explique Emmanuel Kerbourc’h.

La raison ? La proximité de Lyon, centre universitaire, culturel, politique et commercial, et la présence de nombreux ruisseaux avec de l’eau pure coulant sur un sol granitique, permettant de produire un papier de qualité, à une époque où ce support devient incontournable. « Avant l’arrivée du papier, on utilisait le parchemin, précise le gérant. Mais ce dernier était très cher et très long à fabriquer. De plus, dans l’Occident chrétien, les connaissances et savoirs sont le monopole d’une élite, notamment les moines dans les scriptoriums. »

Ces parchemins onéreux sont souvent grattés et réutilisés, ce qui rend le support peu fiable pour toutes les questions judiciaires et commerciales, car facilement falsifiable. Autre élément déterminant, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg dans les années 1450 qui assiéra définitivement la domination du papier, dont les besoins vont exploser et permettre une démocratisation des connaissances.

La sauvegarde d’un savoir-faire multiséculaire

D’ailleurs, le moulin Richard-de-Bas participe, avec d’autres établissements de la vallée, à la première aventure littéraire et savante au XVIIIe siècle : la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Les feuilles produites ici sont utilisées pour imprimer les planches de croquis de cette œuvre majeure. Tout ce temps, le moulin à papier appartient aux descendants d’Antoine Richard, avant de changer de propriétaires à la fin du siècle des Lumières.

En 1941, soit près de 150 ans plus tard, le fameux moulin Richard a perdu son dernier papetier et menace de mettre la clé sous la porte. Il faut dire que le XIXe siècle est passé par là ; le papier se fabrique alors de manière industrielle à partir de cellulose tirée des arbres. Les moulins à papier ferment et sont démantelés les uns après les autres dans tout l’Hexagone. Cela n’empêche pas Marius Péraudeau de se porter alors acquéreur de cet outil de production qui a gardé son lustre d’antan…

« Mon grand-père était un visionnaire, reconnaît Emmanuel Kerbourc’h. Dès le début, il a vu le potentiel de cet endroit, et ce malgré la guerre ! » Amoureux de l’artisanat d’art, ce Parisien est alors représentant de commerce pour l’industrie papetière. Avant-guerre, il a fait la connaissance d’Henri Pourrat, un écrivain auvergnat originaire d’Ambert et futur prix Goncourt, avec qui il se lie d’amitié.

Arrivent les années sombres de la Seconde Guerre mondiale : mobilisé, Marius Péraudeau envoie sa famille chez des cousins dans le Puy-de-Dôme. Après la débâcle, il les rejoint et recroise Henri Pourrat, qui lui fait découvrir le moulin Richard-de-Bas, sur le point de fermer. Il décide alors de reprendre l’activité de cette papeterie traditionnelle pour en préserver cet outil et ce savoir-faire menacé de disparaître. Il imagine aussi la création d’un musée du papier, un éco-musée avant l’heure qui recevrait du public pour montrer la fabrication de ce papier à l’ancienne. Après-guerre, l’entreprise deviendra l’un des principaux attraits touristiques de la région, après le sommet du Puy-de-Dôme, recevant jusqu’à 100 000 visiteurs par an !

La constitution de la Ve République vient d’ici

Marius Péraudeau invente également le papier à fleurs, vendu en souvenir aux visiteurs. Tout en poursuivant la production du papier à chiffons, recherché pour sa qualité, notamment par des artistes comme Picasso ou Bernard Buffet, mais aussi par des institutions : l’unique exemplaire original de la constitution de la Ve République de 1958 a été couché sur du papier fabriqué ici !

Encore aujourd’hui, le moulin Richard-de-Bas fabrique des feuilles sur lesquelles sont imprimés les diplômes de l’Unesco et de l’académie internationale d’aéronautique. Un papier recherché, qui fait la fierté des propriétaires, les descendants de Marius Péraudeau. « C’est vrai que c’est le plus passionnant dans ce métier artisanal, reconnaît Emmanuel Kerbourc’h. Mais ce n’est pas ce qui fait vivre le moulin, contrairement aux visites. »

Si le moulin produit encore deux tonnes de papier par an, ce sont surtout les quelque 30 000 visiteurs qui viennent chaque été et leurs achats de papier fleuri dans la boutique qui représente la majorité des 400 000 euros de chiffre d’affaires. Un équilibre précaire, bousculé par la crise sanitaire et une demande de mise aux normes de la part des autorités administratives : sécurité, accessibilité, restauration du moulin… Autant de gros travaux à prévoir, le tout avec une absence deperspectivesau niveau familial, la quatrième génération ne souhaitant pas reprendre la suite de l’aventure… C’est pourquoi Emmanuel Kerbourc’h souhaite trouver au plus vite un repreneur qui pourra investir et faire perdurer les 600 ans d’histoire papetière de Richard-de-Bas.

Une entreprise menacée

« Le moulin existe depuis 1463, mon grand-père l’a ouvert au public en 1943 en le transformant en musée, et en 2023, la roue continue de tourner pour produire du papier, rappelle le gérant actuel. Richard-de-Bas est dans ma famille depuis 80 ans, mais cela fait près de 600 ans que c’est une société de droit privé, qui fonctionne en fonds propres, sans aucune subvention publique ! »

Il a bien proposé aux collectivités locales et à la Région de reprendre le flambeau, mais pour le moment ses requêtes sont restées lettre morte. La SARL, qui fut le premier musée vivant de France, est classée Monument historique depuis 1983 et a obtenu le label Entreprise du Patrimoine Vivant en 2020. Richard-de-Bas est également inscrit dans un projet de réseaux de moulins à papier en Europe, afin d’être reconnu au patrimoine mondial de l’Unesco. « Il y a un réel potentiel, mais nous n’avons pas les moyens de le développer, faute de moyens financiers et humains », se désole Emmanuel Kerbourc’h, qui se laisse encore un été pour trouver une solution pérenne, afin que la roue à eau continue de tourner à Richard-de-Bas, pour perpétuer un savoir-faire vieux de près de six siècles…

 

Lire : Ouest-France du 9 août

 

Jean-Philippe Behr

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