CCFI

Edgar Morin : Pour une nouvelle conscience planétaire

Octobre 1989

 

Le temps n’est plus à dresser le constat des catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor des technologies pourrait y porter remède et encore moins. venir à bout des grands dysfonctionnements qui menacent de détraquer pour de bon la planète et la biosphère. Le sursaut salvateur ne peut surgir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Il faut qu’une conscience écologique de la solidarité se substitue à la culture de la compétition et de l’agression qui régit actuellement les rapports mondiaux.

 

LE problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans notre relation avec nous-mêmes (1).

 

L’écologie, en tant que discipline scientifique, s’est créée à la fin du dix-neuvième siècle, avec Haeckel, et, en 1935, avec Tansley, est apparu « l’écosystème », notion centrale qui a distingué le type d’objet de cette science de la plupart des autres domaines de la recherche.

 

En 1969, s’est opérée en Californie une jonction entre l’écologie scientifique et la prise de conscience des dégradations du milieu naturel, non seulement locales (lacs, rivières, villes) mais, désormais, globales (océan, planète), affectant les nourritures, les ressources, la santé et le psychisme des êtres humains eux-mêmes. Il y a eu ainsi passage de la science écologique à la conscience écologique.

 

De plus, la jonction s’est faite entre la conscience écologique et une version moderne du sentiment romantique de la nature qui s’était développé, principalement dans la jeunesse, au cours des années 60. Ce sentiment a trouvé dans le message écologique une justification rationnelle. Jusqu’alors, tout retour à la nature avait été perçu, dans l’histoire occidentale moderne, comme irrationnel, utopique, en contradiction avec les évolutions « progressives ». En fait, l’aspiration à la nature n’exprime pas seulement le mythe d’un passé naturel perdu ; elle exprime aussi les besoins hic et nunc des êtres qui se sentent brimés, oppressés, opprimés dans un monde artificiel et abstrait. La revendication de la nature est une des revendications les plus personnelles et les plus profondes, qui naît et se développe dans les milieux urbains de plus en plus technicisés, bureaucratisés, chronométrés, industrialisés. Il a fallu la science et la conscience écologiques pour qu’on en découvre la rationalité.

 

Dans les années 1969-1972, la conscience écologique suscite une prophétie aux couleurs d’apocalypse. Elle annonce que la croissance industrielle conduit à un désastre irréversible, non seulement pour l’ensemble du milieu naturel mais aussi pour l’humanité. Il faut considérer comme historique l’année 1972, celle du rapport Meadows, commandé par le club de Rome, et qui situe le problème dans sa dimension planétaire (2).

 

Certes, ses méthodes de calcul étaient simplistes, mais c’était une première tentative pour appréhender ensemble les devenirs humain et biologique à l’échelle planétaire. De même, les premières cartes de géographie établies au Moyen Age par les navigateurs arabes comportaient d’énormes erreurs dans la situation et la dimension des continents mais elles constituaient le premier effort pour concevoir le monde.

 

La prophétie écologiste des années 70 s’est partiellement autodétruite : la diffusion assez rapide de la conscience des pollutions, dégradations locales ou provinciales a provoqué la mise en œuvre de dispositifs juridiques et techniques qui ont en quelque sorte amendé ou différé son caractère cataclysmique. Mais une bonne prophétie est précisément celle qui suscite les réactions et luttes évitant la catastrophe qu’elle prédit.Cependant, la prophétie catastrophique n’a été que retardée : quinze ans plus tard, divers accidents spectaculaires, dont Seveso et Tchernobyl, l’ont vérifiée, et la grande alerte sur la biosphère est aujourd’hui déclenchée.

 

Désormais, avec le recul, on peut mieux voir ce qu’il y avait de secondaire et d’essentiel dans la prise de conscience écologique. Ce qui était secondaire, et que certains ont pris pour le principal, c’était l’alerte énergétique. Bien des esprits de la première vague écologique ont cru qu’on allait dilapider très rapidement les ressources en énergie du globe. En fait, les potentialités illimitées du nucléaire et du solaire indiquent que la menace fondamentale ne se situe pas là. La seconde erreur était le mythe d’une nature représentant une sorte d’équilibre idéal, statique, qu’il fallait respecter ou rétablir. On ignorait que les écosystèmes et la biosphère ont une histoire faite de ruptures d’équilibres et de rééquilibrations, de désorganisations et de réorganisations.

 

Mais alors, qu’y avait-il d’important dans la conscience écologique ? C’est, nous allons le voir, (3) la réintégration de notre environnement dans notre conscience anthropologique et sociale, (4) la résurrection écosystémique de l’idée de nature, (5) l’apport décisif de la biosphère à notre conscience planétaire.

 

Revenons à la notion d’écosystème. Elle signifie que, dans un milieu donné, les instances géologiques, géographiques, physiques, climatologiques (biotope) et les êtres vivants de toute sorte, unicellulaires, bactéries, végétaux, animaux (biocénose) inter-rétroagissent les uns avec les autres pour générer et régénérer sans cesse un système organisateur, ou écosystème, produit par ces inter-rétroactions mêmes. Autrement dit, les interactions entre les êtres vivants ne sont pas uniquement de dévoration, de conflit, de compétition, de concurrence, de dégradation et de déprédation, mais aussi d’interdépendances, de solidarités et de complémentarités. L’écosystème s’autoproduit, s’autorégule et s’auto-organise, de façon d’autant plus remarquable qu’il ne dispose d’aucun centre de contrôle, d’aucune tête régulatrice, d’aucun programme génétique. Son processus d’autorégulation intègre la mort dans la vie, la vie dans la mort.

« Vivre de mort, mourir de vie »

 

C’est le cycle trophique dans lequel, effectivement, la mort — et la décomposition — des grands prédateurs nourrit non seulement des animaux charognards, non seulement une multitude d’insectes nécrophages, mais aussi des bactéries. A leur tour, ces bactéries vont fertiliser les sols ; les sels minéraux issus des décompositions vont nourrir les plantes par les racines ; ces plantes elles-mêmes vont nourrir des animaux végétariens, lesquels vont nourrir dés animaux carnivores, etc. Ainsi la vie et la mort s’entretiennent l’une l’autre, selon la formule d’Héraclite : « vivre de mort, mourir de vie. » Il faut s’émerveiller de cette étonnante organisation spontanée, mais ne pas l’idéaliser pour autant car c’est la mort qui régule tous les excès de naissances et toutes les insuffisances de nourriture. La Mère Nature est en même temps marâtre.

On peut se demander si les écosystèmes ne sont pas des sortes de computers, ordinateurs sauvages spontanément créés à partir des inter-computations entre les vivants, qui, bactéries, plantes, animaux, sont tous des êtres dont l’organisation et l’activité sont indissociables d’une organisation commutante et d’une activité cognitive. Même les plantes ont des stratégies, certaines de lutte les unes contre les autres pour l’espace ou le soleil. Ainsi, les radis sécrètent des substances nocives pour écarter d’autres végétaux de leur voisinage ; les arbres se bousculent dans les forêts pour chercher le soleil ; les fleurs ont leur manière d’attirer les insectes butineurs. On constate des phénomènes incessants d’inter-computations et d’inter-communications qui, à mon sens, établissent une entité computante globale.

 

De même que le marché économique est une sorte d’ordinateur numérique spontané, né de myriades de calculs et computations individuelles, qui régule en retour ces calculs et computations, de même les inter-computations entre les êtres vivants créent une sorte de super-computation (non numérique) qui régule les interactions elles-mêmes. C’est la seule façon de comprendre pourquoi si nombreuses sont les fleurs — à commencer par les orchidées qui utilisent des stratégies d’attraction, de parure et de séduction pour les insectes, de façon que ceux-ci viennent butiner leur pollen ; et de comprendre aussi pourquoi les insectes eux-mêmes vont vers ces plantes. Autrement dit, bien des complémentarités deviendraient intelligibles en concevant l’écosystème comme une sorte d’être naturel spontané, aux milliards de têtes, de membres. Il en est de même de la notion de biosphère, écosystème suprême qui contient et englobe les écosystèmes de notre planète. Ainsi les notions d’écosystème et de biosphère introduisent-elles leurs richesses et leurs complexités à l’idée romantique de Nature.

 

Jusqu’à une époque récente, toutes les sciences découpaient arbitrairement leur objet dans le tissu complexe des phénomènes. L’écologie est la première qui traite du système global, avec ses constituants physiques, botaniques, sociologiques, microbiens, dont chacun relève d’une discipline spécialisée. La connaissance écologique nécessite une poly-compétence dans ces différents domaines et, surtout, une appréhension des interactions et de leur nature systémique.Les succès de la science écologique nous montrent que, contrairement au dogme de l’yperspécialisation ion, il existe une connaissance organisationnelle globale, seule capable d’articuler les compétences spécialisées pour comprendre les réalités complexes. De plus, le diagnostic d’un mal écologique appelle non pas une action destructrice sur une cible, mais une action régulatrice sur une interaction ; ainsi on intervient écologiquement contre un pathogène, non par l’emploi massif de pesticides, qui, pour détruire l’espèce jugée néfaste, vont détruire la plupart des autres espèces, mais par l’introduction dans le milieu d’une espèce antagoniste à l’espèce dangereuse, ce qui va permettre de réguler l’écosystème menacé. Nous sommes donc en présence d’une science de type nouveau, portant sur un système complexe, faisant appel à la fois aux interactions particulières et à l’ensemble global, qui ressuscite le dialogue et la confrontation entre les hommes et la nature, et qui permet des interventions mutuellement profitables aux uns et à l’autre.

 

Examinons maintenant l’aspect paradigmatique de la pensée écologisée. Je donne au mot paradigme le sens suivant : « La relation logique entre les concepts maîtres commandant toutes les théories et tous les discours qui en dépendent. » Ainsi, le grand paradigme de la culture occidentale du dix-septième au vingtième siècle disjoint le sujet et l’objet, le premier renvoyé à la philosophie, le second à la science : tout ce qui est esprit et liberté relève de la philosophie, tout ce qui est matériel et déterministe relève de la science. Ce même paradigme entraîne la disjonction entre la notion d’autonomie et celle de dépendance : l’autonomie n’a aucune validité dans le cadre du déterminisme scientifique, et, dans le cadre philosophique, elle chasse l’idée de dépendance. Or la pensée écologisée doit nécessairement briser ce carcan et se référer à un paradigme complexe où l’autonomie du vivant, conçu comme être auto-éco-organisateur, est inséparable de sa dépendance.

 

L’organisme d’un être vivant (auto-éco-organisateur) travaille sans arrêt, donc, pour s’automaintenir, dégrade son énergie. Il a besoin de la renouveler en puisant dans son environnement, et, par là même, il dépend de ce dernier. Ainsi nous avons besoin de la dépendance écologique pour pouvoir assurer notre indépendance. Autrement dit, la relation écologique nous amène très rapidement à une idée apparemment paradoxale : pour être indépendant, il faut être dépendant. Et plus on veut gagner son indépendance, plus il faut la payer par de la dépendance. Ainsi, notre autonomie matérielle et spirituelle d’êtres humains dépend non seulement de nourritures matérielles, mais aussi de nourritures culturelles, d’un langage, d’un savoir, de mille choses techniques et sociales. Plus notre culture nous permettra la connaissance de cultures étrangères et de cultures passées, plus notre esprit aura des chances de développer son autonomie.

 

L’auto-éco-organisation signifie aussi, plus profondément, que l’organisation du monde extérieur est inscrite à l’intérieur de notre propre organisation vivante. Ainsi le rythme cosmique de la rotation de la Terre sur elle-même, qui fait alterner le jour et la nuit, se retrouve aussi à l’intérieur de nous sous forme d’une horloge biologique interne ; celle-ci détermine notre rythme nycthéméral autonome, lequel manifeste sa périodicité, sans nul stimulus -extérieur, chez -un sujet, humain vivant sans montre’dans une caverne. De même le rythme des saisons est-il inscrit à l’intérieur des organismes végétaux et animaux. Certaines plantes commencent à sécréter leur sève à partir de l’accroissement de la durée du jour, d’autres à partir de l’intensification de la lumière solaire. Pour la plupart des animaux, le printemps est la saison des amours, des copulations, de la reproduction. Autrement dit, le rythme cosmique externe des saisons se retrouve à l’intérieur des êtres vivants, de même que nous avons pris du cosmos, pour l’intégrer à nos sociétés, l’organisation du temps qui est celle de notre calendrier et de nos fêtes. Ainsi le monde est en nous, en même temps que nous sommes dans le monde.

Nous ne sommes pas insulaires

 

C’est ici qu’il nous faut totalement abandonner la conception insulaire de l’homme : nous ne sommes pas des extra-vivants, des extra-animaux, des extra-mammifères, des extra-primates. Nous ne sommes pas détachés des primates, nous sommes devenus des super-primates en développant des qualités qui étaient sporadiques, ou amorcées chez les singes, comme le bipédisme, la chasse ou l’utilisation des outils. Nous ne sommes pas détachés des mammifères, nous sommes des super-mammifères marqués à jamais par notre relation intime, chaude, intense d’être inachevé non seulement à la naissance mais jusqu’à la mort, avec notre mère, ainsi que par la relation entre les frères et sœurs dans une portée, source de l’amour, de l’affection, de la tendresse, de la fraternité humaines. Nous sommes des super-mammifères, des super-vertébrés, des super-animaux, des super-vivants. Cette idée fondamentale signifie, du coup, que non seulement l’organisation biologique, animale, mammifère, etc., se trouve dans la Nature, à l’extérieur de nous, mais aussi dans notre nature, à l’intérieur de nous.

 

Comme tous les êtres vivants, nous sommes aussi des êtres physiques. Nous sommes constitués par des macro-molécules complexes remontant à une époque prébiotique de la Terre : les atomes de carbone de ces molécules, indispensables à la vie, se sont formés dans le creuset de soleils ayant précédé le nôtre, de la rencontre de noyaux d’hélium. Enfin, toutes les particules qui se sont liées en hélium datent des premières secondes de l’univers. Ainsi, en même temps que nous sommes dans un monde physique, ce monde physique, dans son organisation physico-chimique, est constitutivement en nous. Voici donc un principe fondamental de la pensée écologisée : non seulement on ne peut disjoindre un être autonome (Autos) de son habitat cosmo-physique et biologique (Oikos), mais il faut aussi penser qu’ Oikos est dans Autos sans pourtant qu’ Autos cesse d’être autonome, et, en ce qui concerne l’homme, relativement étranger au monde qui est pourtant le sien. En effet, nous sommes intégralement les enfants du cosmos. Mais par l’évolution, par le développement particulier de notre cerveau, par le langage, par la culture, par la société, nous lui sommes devenus étrangers, nous nous sommes distanciés de lui et nous nous en sommes marginalisés.

 

Pour comprendre notre situation, je reprendrai la parabole du mathématicien G. Spencer-Brown. Il disait à peu près : « Supposons que l’univers veuille prendre conscience de lui-même. Que ferait-il ? Eh bien, l’univers serait obligé de dégager de lui une sorte de pédoncule, une sorte de bras de poulpe qu’il éloignerait de lui de façon à pouvoir se regarder lui-même. Mais, au moment où ce bras s’éloigne, où l’extrémité de ce bras se retourne sur l’univers pour le regarder, elle cesse d’en faire vraiment partie et lui devient étrangère. Ainsi l’univers échoue à se connaître, là où il a réussi : au moment où il a réussi à se connaître, il est trop tard, ce qui le connaît s’en est, d’une certaine façon, autonomisé (6).  » Certains ont pensé définir l’homme par disjonction et opposition à la nature ; d’autres par l’intégration à la nature. Or, nous devons nous définir à la fois par l’insertion mutuelle et par notre distinction par rapport à la Nature. Nous vivons cette situation paradoxale.

 

Nous sommes aujourd’hui arrivés au moment historique où le problème écologique nous demande de prendre simultanément conscience de notre relation fondamentale avec le cosmos et de notre étrangeté. Toute l’histoire de l’humanité est histoire d’interaction entre la biosphère et l’homme. Le procès s’est intensifié avec le développement de l’agriculture, qui a profondément modifié le milieu écologique. De plus en plus, s’est créée une sorte de dialogue (relation à la fois complémentaire et antagoniste) entre la sphère anthropo-sociale et la nature. L’homme doit cesser d’agir comme un Gengis Khan de la banlieue solaire et se considérer, non pas comme le berger de la vie, mais comme le copilote de la Nature. Un double-pilotage est désormais requis par la conscience écologique : l’un, profond, qui vient de toutes les sources inconscientes de la vie et de l’homme, et l’autre, celui de notre intelligence consciente.

 

La conscience écologique peut être très facile dès qu’il s’agit de maux, de nuisances : voilà un Tchernobyl, voici un Seveso, voici une catastrophe. Mais la pensée écologisée est très difficile parce qu’elle contredit des principes enracinés en nous dès l’école élémentaire, où l’on nous apprend à faire des coupures et des disjonctions dans le tissu complexe du réel, à isoler des domaines du savoir sans pouvoir désormais les associer. Puis on nous convainc qu’on est condamné à la clôture des disciplines, que leur isolement est indispensable, alors qu’aujourd’hui les sciences de la Terre et l’écologie montrent qu’un remembrement disciplinaire est possible. Nous sommes en quelque sorte commandés par un paradigme qui nous contraint à une vision segmentée des choses ; nous sommes habitués à penser l’individu séparé de son environnement et de son habitus, à enfermer les choses en elles-mêmes.

 

La méthode expérimentale a contribué à désécologiser les choses. Elle extrait un corps de son environnement naturel, le place dans un environnement artificiel contrôlé par l’expérimentateur, soumet ce corps à des tests déterminant ses réactions dans diverses conditions. On en est venu à croire que la seule réalité était celle surgissant dans les environnements artificiels (expérimentaux), tandis que ce qui se passait dans les environnements naturels n’était pas intéressant, faute de pouvoir isoler les variables et les facteurs. La méthode expérimentale s’est révélée stérile ou perverse lorsqu’on a voulu connaître un animal par son comportement en laboratoire et non dans son milieu naturel avec ses congénères. Elle a été incapable d’arriver aux constatations capitales effectuées par l’observation, dans leur écosystème, des chimpanzés. Là, on a découvert que ces animaux étaient omnivores, inventifs, capables de fabriquer des outils, de pratiquer la chasse ; on s’est rendu compte qu’il s’agissait d’êtres complexes, très divers par le caractère et l’intelligence, ne pratiquant pas l’inceste entre la mère et le fils, alors que l’on croyait l’interdit de l’inceste propre à l’homme. En d’autres termes, l’observation des êtres dans leur environnement naturel a permis de découvrir leur nature propre, alors que la méthode d’isolement détruisait l’intelligibilité de leur vie. Tout ce qui isole un objet détruit sa réalité même. Il ne suffit pas de dire « les êtres humains, les êtres vivants ne sont pas des choses » ; il convient d’ajouter que les choses elles-mêmes ne sont pas des choses, c’est-à-dire des objets clos.

 

Il faut cesser de voir l’homme comme un être surnaturel, et abandonner le projet formulé par Descartes, puis par Marx, de conquête et possession de la nature. Ce projet est devenu ridicule à partir du moment où l’on s’est rendu compte que l’immense cosmos, dans son infini, reste hors de notre atteinte. Il est devenu délirant à partir du moment où l’on s’est rendu compte que c’est le devenir prométhéen de la technoscience qui conduit à la ruine de la biosphère et, par là, au suicide de l’humanité. La divinisation de l’homme dans le monde doit cesser. Certes, il nous faut valoriser l’homme mais nous savons aujourd’hui que nous ne pouvons le faire qu’en valorisant aussi la vie : le respect profond de l’homme passe par le respect profond de la vie (7). La religion de l’homme insulaire est une religion inhumaine. La pression de la complexité des événements, l’urgence et l’ampleur du problème écologique nous poussent à changer nos pensées, mais nous avons également besoin d’une poussée intérieure visant à modifier les principes mêmes de notre pensée.

 

L’aspect métanational et planétaire du problème écologique est apparu dès les années 1969-1972. La menace écologique ignore les frontières. La pollution chimique du Rhin concerne la Suisse, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, les riverains de la mer du Nord. Nous avons vu l’extrême insolence du nuage de Tchernobyl : non seulement il n’a pas respecté les Etats nationaux, la division entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, mais il a même débordé notre continent ! Le problème Tchernobyl rejoint ainsi ceux de l’accroissement du gaz carbonique dans l’atmosphère et du trou d’ozone sur l’Antarctique. Les problèmes fondamentaux sont planétaires, comme l’est le danger qui plane désormais sur l’humanité. C’est en ces termes que nous devons penser par rapport aux maux qui nous menacent, mais aussi par rapport aux trésors écologiques, biologiques et culturels à sauvegarder : la forêt amazonienne est un trésor biologique de l’humanité à préserver, comme, sur un autre plan, sont à préserver les diversités animales et végétales, ainsi que les diversités culturelles — fruits d’expériences multimillénaires, — qui, nous le savons aujourd’hui, sont inséparables des diversités écologiques. Plus rapidement et plus intensément que toutes les autres prises de conscience contemporaines, les prises de conscience écologiques nous entraînent à ne rien abstraire de l’horizon global, à tout penser dans la perspective planétaire.

 

Du même coup, nous sommes amenés à reposer le problème du développement en rejetant la notion — si grossière et si barbare, et qui a longtemps régné — selon laquelle le taux de croissance industrielle signifiait le développement économique et le développement économique signifiait le développement humain, moral, mental, culturel, etc. Alors que dans nos civilisations, dites développées, il existe un atroce sous-développement culturel, mental, moral et humain. On a voulu donner ce modèle aux pays du tiers-monde. Le mot développement doit être entièrement repensé et complexifié. Nous voici au moment où le problème écologique rejoint le problème du développement des sociétés et de l’humanité tout entière.

 

L’humanité est dans la biosphère, dont elle fait partie ; la biosphère est autour de la planète Terre, dont elle fait partie. Au cours des années récentes, James Lovelock a proposé l’hypothèse Gaia : la Terre et la biosphère constituent un ensemble régulateur qui lutte et résiste de lui-même contre les excès risquant de le dégrader (8). Cette idée peut passer pour la version euphorique de l’écologisme par rapport à la version pessimiste du Club de Rome. Ainsi, par exemple, Lovelock pense que Gàia dispose de régulations naturelles contre la croissance de l’oxyde de carbone dans l’atmosphère, et trouverait d’elle-même des moyens naturels pour lutter contre les trous d’ozone apparus aux pôles. Cependant, nul système, même le mieux régulé, n’est immortel, et un organisme, même autoréparateur et autorégénérateur, meurt si un poison le touche à son point faible. C’est le problème du talon d’Achille. Aussi la biosphère, être vivant, même si elle n’est pas aussi fragile qu’on aurait pu le croire, peut être frappée de mort par l’action humaine.

 

Sauver la Terre-patrie

 

L’idée Gaïa repersonnalise la Terre, à un moment où, depuis vingt ans, c’est toute la planète Terre, dans ses profondeurs et son existence physique, qui est entrée dans l’ère des sciences systémiques : les sciences de la Terre ont fait leur jonction dans les années 60. Ces sciences multiples (Climatologie, météorologie, volcanologie, sismologie, géologie, etc.) ne communiquaient pas les unes avec les autres. Or les explorations de la tectonique des plaques sous-marines ont ressuscité l’idée de dérive des continents, lancée par Wegener au début du siècle, et ont révélé que l’ensemble de la Terre constituait un système complexe, animé par des mouvements et transformations multiples ; dès lors, on peut concevoir la Terre comme un être vivant, non pas au sens biologique, avec un ADN, un ARN (9), etc., mais dans le sens auto-organisateur et autorégulateur d’un être qui a son histoire, c’est-à-dire qui se forme et se transforme tout en maintenant son identité.

 

Ainsi il existe un système organisé nommé Terre, il existe une biosphère avec son autorégulation et son auto-organisation. Nous pouvons associer la Terre physique et la Terre biologique et considérer, dans sa complexité même, l’unité de notre planète. Or cette unité, elle s’était reconstituée à l’échelle humaine depuis la découverte de l’Amérique : Christophe Colomb avait fait entrer l’humanité dans l’ère planétaire. Depuis cette époque, l’humanité, diasporée au cours de soixante mille ans d’évolution, s’est trouvée en intercommunications de plus en plus étroite. Mais, en même temps que des solidarités nouvelles, se sont multipliés les antagonismes et les asservissements. Dans ce sens, nous sommes encore dans l’Age de fer de l’ère planétaire. Pour le meilleur et le pire, tout ce qui advient dans une partie du globe a une portée planétaire. De plus en plus, tout devenir local est en interrétroaction dans et avec le contexte global.

 

Enfin, dans ces années 1960-1970, qui ont vu à la fois l’essor de la science et de la conscience écologiques et celui des sciences de la Terre, la perte de l’Absolu et du Salut terrestre, la conscience enfin de l’itineriaire humaine, les découvertes astrophysiques nous dévoilent un cosmos inouï où la Voie lactée n’est plus qu’une petite galaxie de banlieue, où la Terre, elle-même n’est plus qu’un micron perdu. L’Histoire humaine, sur la planète Terre, n’est plus téléguidée par Dieu, la Science, la Raison, les lois d l’Histoire. Elle nous fait retrouver le sens grec du mot « planète » : astre errant.

 

Nous savons désormais que la petite planète perdue est plus qu’un habitat c’est notre maison, home, Heima c’est notre matrice et, plus encore, c’est notre Terre-patrie. Nous avons appris ; que nous deviendrions fumée dans les soleils et glace dans les espaces.Certes, nous pourrons partir, voyage coloniser d’autres mondes. Mais c’est ici, chez nous, qu’il y a nos plaines, nos animaux, nos morts, nos vies. Il nous faut conserver, il nous faut sauver la Terre-patrie. C’est dans ces conditions que peut s’opérer en nous la convergence de vérités venues des horizons les plus divers, les uns des sciences, les autres des humanités, d’autres de la foi, d’autres de l’éthique, d’autres de notre conscience de vivre l’Age de fer planétaire.

 

C’est désormais sur cette Terre perdue dans le cosmos astrophysique, cette terre « système vivant » des sciences de la terre, cette biosphère Gàia, que peut se concrétiser l’idée humaniste de l’époque des Lumières, qui reconnaît la même qualité à tous les hommes. Cette idée peut s’allier au sentiment de la nature de l’ère romantique, qui retrouvait la relation ombilicale et nourricière avec la Terre Mère. En même temps, nous pouvons faire converger la commisération bouddhiste pour tous les vivants, le fraternalisme chrétien et le fratemalisme internationaliste — héritier laïque et socialiste du christianisme — dans la nouvelle conscience planétaire de solidarité qui doit lier les humains entre eux et à la Nature terrestre.

 

Edgar Morin

Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique.

 

(1) Précédents articles : Jacques Robin, le choix écologique, le Monde diplomatique, Juillet 1989 ; Réné Passet, Que l’économie serve la biosphère, le Monde diplomatique, août 1989 et Armand Petitjean, Pour un contrat de l’homme avec la nature, le Monde diplomatique, septembre 1989.

(2) D. Meadows et al. ; Halte à la croisade, Fayard, Paris, 1972

(3) Précédents articles : Jacques Robin, le choix écologique, le Monde diplomatique, Juillet 1989 ; Réné Passet, Que l’économie serve la biosphère, le Monde diplomatique, août 1989 et Armand Petitjean, Pour un contrat de l’homme avec la nature, le Monde diplomatique, septembre 1989.

(4) D. Meadows et al. ; Halte à la croisade, Fayard, Paris, 1972

(5) G. Spencer-Brown, Laws of Form, Bantam Books, New-York, 1972

(6) G. Spencer-Brown, Laws of Form, Bantam Books, New-York, 1972

(7) voir Edgar Morin, la Méthode, tome II, la Vie de la vie, le Seuil, Paris, 1980.

(8) James Lovdock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Le Rocher, Paris, 1986.

(9) Les ARN, ou acides ribonucléiques, sont des copies quasi-conformes des. séquences génétiques portées dans les chromosomes par les molécules d’ADN (acide désoxyribonucléique).

 

Lire : Le Monde Diplomatique

 

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