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Imprimerie Nationale : de François Ier à Mark Zuckerberg

Cinq fois centenaire, l’Imprimerie nationale fait sa mue numérique. Après avoir fait face à la lame de fond du Web et à la baisse des tirages, le groupe s’est séparé de ses ouvriers du Livre pour embaucher des codeurs. Le fabricant du passeport français prépare l’identité en ligne des citoyens.

 

Royale, républicaine puis impériale et enfin nationale. L’imprimerie de l’Etat français a plusieurs fois changé d’épithète au cours des siècles et des régimes. Mais il fallait bien un autre genre de révolution pour que ce qui fut l’un des joyaux de la couronne cesse de se faire appeler « imprimerie ».

 

Créée au XVe siècle sous le règne de François Ier, récemment rebaptisée « IN Groupe », l’ex-Imprimerie nationale se plonge désormais dans le logiciel tout en limitant son champ d’expertise aux passeports et documents d’identité… sous toutes leurs formes. Un cas extrême et parfois douloureux de transformation numérique, cinq siècles après l’invention de la presse typographique par l’allemand Gutenberg. D’abord au service exclusif de la France, IN Groupe embrasse maintenant le monde entier et développe ses affaires auprès d’entreprises privées.

De l’impression aux interfaces numériques

 

« Aujourd’hui, nous fournissons des solutions et des services d’identité sécurisée dans 77 pays et pour 28 gouvernements différents », résume Didier Trutt, le PDG d’IN Groupe. De nouveau en croissance, l’entreprise aux 1.000 collaborateurs (314 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018) code des interfaces numériques d’enregistrement des données d’identité des citoyens ou des salariés. Puis, elle imprime des titres sur papier officiel ou des badges d’accès. Avec d’autres, elle imagine aussi comment, à terme, il faudra protéger une extension 100 % numérique de ces documents avec des algorithmes de chiffrement. A défaut, Facebook et son patron, Mark Zuckerberg, verraient s’ouvrir un boulevard pour imposer les profils de ses 2,1 milliards d’utilisateurs comme un identifiant de référence pour toutes activités en ligne.

 

IN Groupe a tant pris le pli que l’entreprise de droit privé – mais dont le capital reste à 100 % détenu par l’Etat – est en première ligne dans les projets du gouvernement sur l’identité numérique pour tous les Français. Une mission interministérielle doit dévoiler ses conclusions dans les semaines qui viennent.

Au cœur de l’Histoire de France

 

A l’origine, les imprimeurs du roi étaient loin de tout ça. Ils étaient alors les seuls autorisés par le monarque à reproduire et diffuser les édits royaux, en latin et grec ancien. De cette époque, IN Groupe garde encore son logo représentant une salamandre rouge, l’emblème personnel de François Ier.

 

Ce qui n’était qu’un groupe informel de professionnels de l’encre au service du suzerain devient l’Imprimerie royale en 1640, sur décision du cardinal de Richelieu. L’Histoire de France passe, mais l’Imprimerie reste. Toujours au service du pouvoir en place à Paris, ses spécialistes de la composition se firent même embarquer par Napoléon dans la campagne d’Egypte afin d’y faire imprimer sur place de premiers périodiques et tirer les premiers écrits d’une nouvelle science, l’égyptologie. Au XXe siècle, l’essentiel de la documentation publique (y compris les formulaires Cerfa), les passeports français, les permis de conduire tout en rose et les cartes nationales d’identité sortent de ses presses à Paris, puis à Douai (Nord), Choisy-le-Roi et Bondoufle. La production de livres de peintures et d’estampes démarre également.

Privatisation en 1993

 

Contrairement aux idées reçues, l’Imprimerie nationale n’a jamais fait tourner la planche à billets pour produire les seuls papiers qui intéressent le Paul Belmondo du film « Flic et Voyou », « ceux de l’Imprimerie nationale avec la tronche de Blaise dans le coin »…

 

L’histoire moderne de l’Imprimerie nationale prend un tournant plus compliqué dans les années 1990. La direction centrale rattachée au ministère du Budget devient une société anonyme le 31 décembre 1993. Dirigée comme une entreprise privée, l’Imprimerie nationale réalise alors qu’elle n’est pas compétitive. Elle abandonne certains domaines, comme l’impression d’ouvrage d’art.

Face à la lame de fond du Web

 

« Dans les années 1990, l’entreprise a dû se restructurer, car de gros volumes d’impression disparaissaient », souligne Didier Trutt. Par exemple, la diffusion de l’annuaire des PTT, historiquement imprimé à Douai, a plongé tout au long de la décennie, à mesure que les foyers français découvraient Internet et ses moteurs de recherche. Jusqu’à l’interruption du contrat avec France Telecom en 2002.

 

Dans les années 2000, l’Imprimerie nationale décide de se concentrer sur son métier le plus protégé, les documents d’identité. Etant donné le caractère régalien de la chose, la loi lui assure toujours un monopole sur la production des passeports français, au grand dam du français Oberthur, dont la candidature à un appel d’offres fut déboutée par le Conseil d’Etat en 2005. En se recentrant sur ce marché protégé et celui des permis de conduire et carte d’identité, le groupe se sépare des trois quarts de ses effectifs. Il employait 2.000 personnes en 2002, ils ne sont plus que 500 en 2009.

Quand l’imprimeur rachète des électroniciens

« Mais dans le même temps, il a fallu comprendre que ce métier devenait de plus en plus un métier de technologie, remarque Didier Trutt, à mesure que les démarches administratives en mairie passaient en ligne, il fallait bien être capable de prendre en compte toutes les informations d’état civil au format numérique. » Peu à peu, l’imprimeur de l’Etat se met dans l’idée de devenir un éditeur de logiciels déployés sur les sites Web des services publics. Voire ailleurs.

 

Tandis que des sociétés comme Gemalto investissent dans des imprimeries, Didier Trutt répond du tac au tac en rachetant des électroniciens. En 2011, il met la main sur Smart Packaging Solutions (SPS) pour en devenir majoritaire en 2014, une PME provençale spécialiste des puces sans contact destinées aux documents officiels. « Pour un montant raisonnable » mais toujours non communiqué, il s’offre en 2017 les activités identitaires de Thales afin de se projeter tout autant à l’export que sur de nouveaux univers technologiques, notamment la biométrie devenue partie intégrante de la fabrication d’un passeport. En parallèle, l’Imprimerie nationale travaille de plus en plus avec des informaticiens français comme Sopra, Atos, IDnomics. Début août, l’entreprise a annoncé être entrée en négociation exclusive avec Surys, un expert de l’analyse d’image et de la prise d’empreinte.

9 % de croissance

 

Pour asseoir la transformation du groupe, les ouvriers du Livre ont laissé la place à des ingénieurs et à des développeurs. Le groupe compte aujourd’hui 1.000 salariés, dont un tiers est mobilisé sur la R&D.

 

Aujourd’hui, l’impression traditionnelle ne pèse que 5 % des revenus totaux du groupe. « On imprimait 64 millions de déclarations d’impôt en 2009, ce chiffre est tombé à 7 millions », explique Didier Trutt. Mais sur les cinq dernières années, le virage technologique pris par le groupe lui permet de revendiquer une croissance annuelle moyenne de 9 %.

 

Le développement de plates-formes d’enregistrement des identités représente maintenant 25 % des revenus du groupe. Par exemple, IN Groupe est à l’origine du site Web de Crit’Air, sur lequel 13 millions d’automobilistes ont commandé la vignette indicative du degré de pollution des véhicules dont ils détiennent la carte grise.

Internationalisation

 

IN Groupe a aussi de plus en plus de clients hors de la sphère publique. Des entreprises lui demandent des systèmes informatiques mêlant logiciels, badges d’identification et portes sécurisées pour réguler les entrées et les sorties de leurs locaux. Par ailleurs, sa filiale SPS lui apporte 25 % de ses revenus, notamment en écoulant ses puces sans contact auprès des banques.

 

L’impression de documents officiels s’est, elle, internationalisée. Avec l’essor du transport aérien, le monde entier a désormais besoin de passeports, qui, par ailleurs, doivent être de plus en plus complexes pour lutter contre le risque de contrefaçon par une organisation terroriste. A l’étranger, IN Groupe vend ses logiciels de recensement des citoyens, mais aussi des titres vierges, protégés contre la fraude et prêts à l’emploi pour les services d’état civil. L’usine de Douai a fabriqué 7,5 millions de passeports en 2018, contre 6 millions l’année précédente.

Les chiffres clefs

– 314 millions d’euros : le chiffre d’affaires d’IN Groupe en 2018.

– 5 % des revenus seulement proviennent de l’imprimerie traditionnelle

– 7,5 millions de passeports imprimés en 2018, pour plusieurs gouvernements

– 1.000 salariés

 

Lire : Les Echos du 12 septembre

 

Jean-Philippe Behr

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