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Lecture papier vs lecture numérique : match nul ?

Du papier à l’écran, nos pratiques de lecture se sont transformées. Si le texte imprimé reste le support privilégié de la lecture dans sa conception classique, nous lisons de plus en plus dans un environnement numérique, en ligne. La lecture numérique est-elle stimulante ou superficielle ?

 

Contrairement aux idées reçues, nous ne lisons pas nécessairement moins à l’ère du numérique. Sur nos ordinateurs, tablettes, téléphones, les textes s’enchaînent : articles de presse, notes de blog et autres posts de réseaux sociaux. Lecteurs tout-terrain, nous avons acquis des compétences spécifiques à la lecture sur écran et en ligne, ce que les spécialistes appellent la « littératie numérique ». Mais nous sentons bien que l’expérience de lecture n’est pas la même selon le support. Alors que les pages du livre et du journal attendent sagement nos yeux couchées les unes derrière les autres, les onglets de l’écran s’ouvrent les uns à côté des autres, à partir d’un clic sur un lien hypertexte ou d’une recherche sur un moteur de recherche, quand ce n’est pas une fenêtre pop-up qui s’ouvre pour recouvrir la page initialement ouverte. En quoi l’acte de lecture est-il modifié par l’écran ? Faut-il choisir entre l’imprimé et le numérique ?

Des expériences sensorielles et des pratiques de lectures différentes

 

Dans la société de communication qui est la nôtre, la lecture prend une part toujours plus importante avec le numérique. Dès 2010, The Economist remarquait que « la quantité de textes lus, qui déclinait à cause de la télévision, a presque triplé depuis 1980, grâce à tous les textes mis en ligne » (cité par Claire Bélisle (dir.) dans Lire dans un monde numérique, Presses de l’Enssib, 2011). Nul doute que nos environnements de plus en plus numérisés entretiennent la tendance. Par contre, lire tel qu’on l’envisage canoniquement, comme une pratique linéaire, immersive et continue pour un roman par exemple, se transforme, au profit du développement de la lecture d’information et de communication. Cette lecture ordinaire, favorisée par l’information en ligne, est de plus en plus courante.

 

En se déplaçant du papier à l’écran, notre expérience s’est transformée. Sur le web, la lecture comme mode d’interaction privilégié avec le texte doit composer avec des sollicitations multimédias. Sur un même support, l’information apparaît sous plusieurs modes : texte, image, son, séquence vidéo… Le lecteur doit alors trouver ses repères, lesquels sont, du côté du livre imprimé, balisés par un format quasi inchangé. Dans La Lecture numérique (PUG, 2015) Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib, professeurs de psychologie cognitive des technologies numériques à l’université de Paris 8, relèvent quatre dimensions propres à l’expérience de la lecture numérique :

  • La présentation. L’affichage d’un texte numérique est plus plus dynamique que celle d’un livre. Elle invite au scrolling, au clic et au zoom. Plus l’outil numérique est petit, plus la surface d’affichage nécessite une navigation dans la page. En changeant alors plus fréquemment de référentiel visuel, on augmente la charge cognitive de lecture. On doit mémoriser de façon différente : lorsqu’on lit, on retient l’information notamment en se souvenant de la position des mots importants dans le texte ; la lecture sur écran, avec le défilement, rend cette spatialisation des mots dans le texte moins stable.
  • Le parcours de lecture. Via les actions proposées par le texte numérique ou en ligne, le mode de lecture sort de la linéarité qu’implique le texte imprimé sur papier. Le paradigme de cette non-linéarité de la lecture numérique, c’est la possibilité de cliquer sur des hyperliens. Face au « texte hypertextuel », le lecteur peut choisir un cheminement de lecture de façon plus autonome qu’avec le livre.
  • La luminosité. Alors que l’on projette la lumière sur la page du page du livre, à l’écran, on perçoit les caractères d’écriture grâce à une lumière envoyée directement sur l’œil du lecteur (au bout d’un certain temps, celle-ci peut d’ailleurs altérer les capacités visuelles). La logique de représentation ou d’affichage de l’écrit est comme inversée.
  • Les sources d’information. Le numérique enrichit les possibilités d’informations du texte : images animées, sons, vidéos, textes défilants… Si bien qu’on pourrait se demander si la consultation d’un document numérique fait de nous un « hyper-lecteur ». De fait, l’action de la lecture s’en trouve légèrement changée. Alors que devant un texte-papier, les yeux bougent de façon binaire, saccade puis fixation (c’est le moment où l’on perçoit l’information), devant l’écran, l’œil a tendance à sauter d’un bloc de texte à un autre. L’étude du trajet du regard et des mouvements des yeux (ou oculométrie) est particulièrement importante pour l’écriture en ligne : le confort de lecture, la lisibilité de l’information ou l’ergonomie éditoriale sont des éléments-clefs de la conception du document numérique.

 

Ces différences d’expérience selon le support de lecture, influent-elles sur l’efficacité de la compréhension de l’écrit ?

Une meilleure compréhension sur papier… dans certaines conditions

 

Vaut-il mieux lire Roméo et Juliette en version GoogleBook ou dans un livre ? Consulter un article en ligne enrichi de liens vers des sujets connexes ou acheter l’édition papier du journal ? Au-delà des prises de position entre le camp de l’encre contre le camp des pixels que peuvent susciter ce genre de questions, de nombreuses recherches en sciences cognitives ont été menées afin de déterminer les effets du support sur la qualité de compréhension de ce qui est lu. Dans une étude parue dans la revue Educational Research Review en 2018, des chercheurs ont analysé les résultats de 54 d’entre elles publiées entre 2000 et 2017. Il ressort de cette méta-analyse que la compréhension d’un texte est meilleure lorsqu’il est consulté sur papier que sur un écran, et ce suivant trois variables.

  • Contrainte temporelle. Concernant le délai de lecture d’abord, la compréhension d’un texte étudié se révèle plus efficace sur papier que sur écran lorsque le lecteur a peu de temps. D’après certaines de ces études, cette infériorité de la lecture à l’écran serait due à une inclination pour un traitement plus superficiel en environnements numériques. L’utilisation de médias numériques conduirait les utilisateurs à des habitudes d’interactions rapides, peu propices à l’attention profonde. En revanche, selon d’autres études, l’avantage du papier sur le numérique s’atténue lorsque les lecteurs ont une tâche précise qu’ils peuvent mener à leur propre rythme, sans contrainte temporelle. Concernant la vitesse de lecture enfin, elle apparaît équivalente selon les supports.
  • Nature du texte. L’avantage de la lecture papier par rapport à l’écran se manifestait lorsque les études s’appuyaient sur des textes informationnels, à la fois informationnels et narratifs, mais pas lorsqu’il s’agissait uniquement de textes narratifs.
  • Le papier toujours efficace. Enfin, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’avantage de la lecture sur papier par rapport à celle sur écran ne décroît pas significativement à mesure que se généralise la pratique de la lecture numérique. En effet, les études les plus récentes de ce panel d’études parues entre 2000 et 2017, portant sur des volontaires supposément plus immergés dans un environnement numérique, montrent toujours un écart en faveur de l’imprimé.

 

Ce qui se lit sur papier se comprend clairement et les mots sur les pages se retiennent aisément… Mais en quoi la compréhension serait-elle plus efficace sur papier ? Il semble qu’elle soit propice aux capacités de mémorisation et d’abstraction, tandis que la lecture numérique appelle aux développement d’autres facultés.

 

Dans une étude publiée l’an dernier dans Frontiers in Psychology, une équipe de chercheurs norvégienne et française a demandé à des participants de lire un long texte narratif, dans un livre ou une liseuse. Résultat : la compréhension était cette fois globalement équivalente selon les supports, mais les lecteurs se souvenaient mieux de l’ordre des événements du récit et des phrases dans le livre. Selon les auteurs de l’étude, la manipulation du papier lors de la lecture apporte des informations motrices plus riches, contribuant ainsi à une meilleure mémorisation de la structure temporelle du récit.

 

Une autre expérience, cette fois menée en 2016, proposait un dispositif similaire : lecture d’un même texte en format PDF sur tablette et ordinateur pour la moitié des participants d’un groupe homogène, sur une feuille imprimée pour l’autre moitié, suivie d’un QCM comportant 12 questions sollicitant la mémoire des détails du récit, et 12 autres, la compréhension des enjeux abstraits. Résultat : les lecteurs ayant lu la nouvelle sur papier ont obtenu un score de 66% de réponses correctes pour les questions abstraites, contre 48% pour les lecteurs sur écran (en moyenne). Inversement, pour les questions concrètes, les lecteurs sur écran ont obtenu un score de 73%, contre 58% pour les lecteurs sur papier. D’après cette étude, notre capacité d’abstraction face à un texte papier est plus efficace que face à un texte à l’écran, devant lequel nous aurions tendance à nous attacher davantage aux détails concrets.

A l’issue de ces études donnant, à certaines conditions près, l’avantage à la lecture sur papier en termes de compréhension, deux hypothèses restent en débat, notent Franck Amadieu et André Tricot dans Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités (Retz, 2014) :

 

La lecture numérique entraîne plutôt des traitements de surface des contenus, et [elle] est plus exigeante cognitivement.

 

Quelle que soit l’interprétation retenue, « les lecteurs ont besoin d’incitation, de guides et de temps pour mettre en place des stratégies adaptées à des traitements profonds des contenus ». Car ce qui ressort de ces études, c’est aussi que la lecture numérique et en ligne est une tâche plus complexe qu’elle n’y paraît. Elle implique des compétences bien particulières, comme le fait de construire son propre parcours de lecture, gérer son attention entre les différentes sources d’information à l’écran ou se repérer dans un hypertexte et organiser mentalement des informations dispersées. Si le livre reste un outil d’apprentissage par la lecture optimal, on peut aussi voir dans le texte numérique un outil de développement de nos capacités cognitives : l’hyperlien nous incite à penser le texte documentaire comme un lieu où se superposent des arguments et des références, l’image animée enrichit notre imaginaire dans un récit narratif, par exemple.

Filière numérico-littéraire et clubs de lecture en ligne

 

De fait, l’expérience de lecture sur un support numérique ou en ligne est différente de celle d’un bon vieux livre, cette « niche écologique où vivent en parfaite symbiose un auteur et un lecteur« , comme la désigne le philosophe Roberto Casini dans son explicite Contre le colonialisme numérique (Albin Michel, 2013). En revanche, le numérique enrichit les pratiques de lecture en les diversifiant et ce, sans exclure la fiction, forme littéraire qu’on associe le plus facilement avec l’objet livre.

 

Car la littérature, rappellent Alexandra Saemmer, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8, et Jean Clément, professeur de lettres modernes détaché à l’université Paris 8, dans un article consacré à la littérature numérique, « n’a jamais été faite que de mots et de phrases : qu’elle soit contée oralement ou imprimée sur papier, qu’elle se lise sur un parchemin, un codex, un écran d’ordinateur, une liseuse ou un téléphone portable. » Dans les années 1980, des écrivains ont vu dans le numérique la matière qui leur permettait d’explorer de nouvelles formes littéraires tout en subvertissant les circuits classiques de l’industrie du livre.

 

En s’emparant des potentialités numériques de l’hypertexte puis de l’hypermédia, la littérature numérique invite le lecteur à une expérience de lecture plus active. « Si l’espace de la page a toujours été pour les poètes le lieu où les mots s’offrent au regard autant qu’à l’entendement, l’espace de l’écran y ajoute une dimension dynamique inconnue jusqu’alors. Désormais libéré de la fixité de la page imprimée, le texte apparaît et disparaît, se métamorphose, se déplace, réagit parfois aux gestes de manipulation du lecteur », écrivent Alexandra Saemmer et Jean Clément. Active, l’expérience de lecture devient aussi ludique. Les auteurs citent à cet égard l’exemple de l’hyperfiction allemande Zeit für die Bombe, écrite par Susanne Berkenheger en 1997 : 

 

C’est un polar haletant, où l’hyperlien permet au lecteur de découvrir le point de vue de plusieurs personnages sur le même événement, de pratiquer des retours en arrière ou des sauts par rapport à l’axe temporel du récit, ou encore de découvrir ce qui se passe au même moment à des endroits différents. Le lecteur qui explore l’intégralité du récit est en mesure de situer les événements dans une chronologie cohérente – à quelques exceptions près.

 

L’expérience de lecture devient aussi collective, avec l’émergence de fictions sur les blogs et les réseaux sociaux. Des productions artistiques et littéraires comme Un monde incertain de Jean-Pierre Balpe, récit qui s’écrit depuis plusieurs années à travers l’interaction de divers profils du poète sur Facebook, côtoient des formes de contenus narratifs beaucoup plus populaires. Ce sont notamment les fictions hébergées sur des plateformes comme Wattpad, véritable club de lecture social et virtuel, réunissant 10% d’écrivains pour 90% de lecteurs. Généralement écrites sous la forme du roman-feuilleton composé de chapitres très courts, elles séduisent des millions de lecteurs dans le monde. Citons à ce propos la success-story d’Anna Todd, une jeune Américaine dont la « fanfiction » tapée des deux pouces sur son smartphone, a été lue par 12 millions de personnes avant d’être adaptée en livre, puis au cinéma il y a cinq ans.

 

En Asie, cette web-littérature populaire se développe depuis la fin des années 1990. En Chine notamment, avec la création dès 1997 de Rongshuxia, première plateforme littéraire du genre à constituer autour de ses auteurs une communauté de lecteurs fidèle. Selon le China Internet Network Information Center, en 2016, 47% des internautes chinois lisent la web-littérature. C’est également en Asie, au Japon cette fois, qu’ont émergé les premiers romans de téléphone portable (les « Keitai shosetsu« ), fictions écrites sur téléphone portable et destinées à être lues sur le même appareil. Dans certains cas, il est possible de commenter et d’influencer la suite du récit. C’est sur cet outil parfois accusé de nous empêcher de « prendre le temps » de lire, que certains cherchent à se frayer un chemin ; c’est le cas en France de l’application Rocambole qui se veut le « Netflix du livre » en proposant des séries littéraires, par épisodes courts. Ces pratiques, qui cohabitent avec la lecture de livres papiers sans la détrôner, sont révélatrices d’une nouvelle façon de lire, plus fragmentée, interrompue et nomade.

 

Lire : France Culture du 27 novembre

 

Jean-Philippe Behr

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