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La création typographique dans les années 20

100 ans d’Art déco en France : une étudiante met à jour la richesse de la création typographique, “on cherchait la belle écriture”

Juliette Ogier termine son diplôme de troisième cycle universitaire à l’atelier national de recherche typographique de Nancy (ANRT). Pendant deux ans, la chercheuse a étudié les œuvres déposées par la famille d’Alfred Erdmann, pionnier alsacien des arts décoratifs et spécialiste de la typographie des années 20. Son travail, qui sera exposé à l’automne 2025 salle Poirel, a même permis de créer une version numérique de ses polices de caractère.

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Le décor ressemble à celui d’une bibliothèque universitaire studieuse. Casques sur les oreilles, face à de grands écrans, une demi-douzaine d’étudiants venus de toute la planète se plongent dans un défilé de lettres mystérieuses. Ils tentent de déchiffrer le sens et le rapport à la langue des multiples caractères qui s’offrent à eux dans le cadre de leurs recherches.

Le vaste plateau est coupé à son extrémité par des rayonnages fournis d’ouvrages sur la typographie, son histoire et ses résonances dans le design graphique. Juste derrière, sur une immense table en bois, Juliette Ogier dispose ses trouvailles du jour. Elle étudie depuis deux ans les travaux d’Alfred Erdmann, pionnier des arts graphiques, passé par le dessin, la peinture, mais aussi le mobilier.

Son nom est directement associé à la période dite des arts décoratifs. Alsacien né allemand en 1872, il publie en Angleterre son premier ouvrage en 1924 “Decorative Writing and Arrangement of Lettering” pour “redonner de la valeur à l’écriture artistique et au lettrage décoratif en les rendant accessibles à un large public”. La belle écriture retrouve avec l’Art déco ses lettres de noblesse, malmenées par des siècles d’impression mécanique.

Ses archives étaient restées inédites jusque-là. Déposées à l’ANRT en 2023, elles ont permis à l’étudiante d’explorer les maquettes de l’ouvrage, mais aussi les croquis et les brouillons originaux. Dans ses mains, elle tient l’original d’une affiche imprimée pour une exposition d’arts décoratifs à Birmingham : “ici on voit que l’original a été dessiné couleur or, en imitation du métal en fer forgé qui était le thème de l’expo. En l’examinant de près, par brillance, on voit les traits de plume, et même les corrections, ce qui nous permet de deviner le tracé de la lettre”. Son projet de recherche fait la part belle à l’histoire, puisqu’elle dispose de beaucoup d’éléments permettant de mieux documenter l’œuvre d’Alfred Erdmann.

Mais Juliette Ogier ne s’ancre pas dans le passé : “une partie de mon travail vise aussi à adapter les outils de l’époque à l’ère du numérique. Je m’inspire de ses gestes pour retranscrire ses lettrages de manière moderne, et en proposer une réinterprétation pour un usage contemporain”. Grâce à ses recherches, on peut désormais utiliser le travail d’Alfred Erdmann au quotidien. Juliette Ogier a redessiné le caractère utilisé par l’artiste alsacien : “ici on travaille beaucoup sur l’ordinateur, mais ma recherche m’a confirmé dans ma volonté de continuer à dessiner à la main, selon les préceptes établis par Alfred Erdmann”.

Celui qui a enseigné trente ans aux arts décoratifs de Strasbourg propose dans son ouvrage des exercices pour s’entrainer au dessin et à la calligraphie : ‘on n’a plus l’habitude d’utiliser des plumes et de l’encre aujourd’hui… un peu comme il y a un siècle en fait. C’est intéressant de reprendre les bases avec lui, et de se questionner sur ce qu’on en retient. Je vais un travail de transmission, mais je veux aussi qu’on puisse utiliser ses lettres et donc la version numérique s’impose”. Juliette évoque l’usage par son prédécesseur des plumes « palettes » plus larges, qui permettent des traits “monolinéraires” aux contours arrondis.

Sauver les langues qui reposent sur les écritures

L’atelier national de recherche typographique est digne de la bibliothèque de Babel. Unique au monde, il attire les chercheurs de toute la planète qui ont choisi de dédier leur vie au “dessin typographique et au design éditorial”. Ici on scrute l’histoire des typos, leur relation au langage, on crée des fontes numériques pour permettre d’écrire des langues jusque-là orales. “On a sauvé des langues qui allaient disparaitre” explique humblement Thomas Huot-Marchand, le directeur.

Son double-mètre lui donne des airs de Vladimir Maïakovski, qui écrivait ses vers en marchant dans les rues de Moscou, tonnant ses syllabes sur le pavé. Ce matin-là, le directeur examine justement une fonte très particulière, qui permet d’écrire les chants religieux orthodoxes, avec la hauteur des notes et leur rythme.

“Créer de nouvelles polices de caractère, ça fait partie de nos missions, et celles de nos étudiants” précise le directeur, “c’est un champ spécifique du design graphique, tout comme les peintres continuent à peindre, on continue à dessiner des polices de caractère. Il y en a qui viennent du passé et pour lesquelles il n’existe pas de version numérique, c’est donc un axe de recherche important”.

Thomas Huot-Marchand se réjouit : “on a la chance d’avoir des archives riches, et on a parfois des archives en dépôt, comme celles d’Alfred Erdmann. Nous sommes un laboratoire, on travaille avec beaucoup d’autres spécialistes, des archéologues, des ingénieurs, des linguistes… ça nous fait avancer. Chaque écriture est une plongée dans le temps, on étudie des périodes peu connues, mais aussi les territoires vierges de typographie, comme les écritures autochtones rares qui ont besoin de caractères typographiques, d’être encodés comme nous le disons, pour circuler aujourd’hui sur les plateformes numériques pour continuer à exister, et à préserver les langues que ces écritures servent à noter”. 

Juliette Ogier, qui vient de publier son travail, exposera une partie du dépôt des œuvres d’Alfred Erdmann à la galerie Poirel de Nancy en automne. Elle y présentera également ses propres recherches, et notamment ses dessins modernes, basés sur le travail du génial designer graphique alsacien, enfin sauvé de l’oubli.

Lire : FranceInfo du 1er juin

Jean-Philippe Behr

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