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L’imprimerie et Strasbourg, une très ancienne histoire d’amour

Dès le 23 avril 2024, Strasbourg devient pour un an Capitale mondiale du livre Unesco, pour promouvoir la lecture. Un choix particulièrement adapté, car Strasbourg est, selon toute vraisemblance, le berceau historique de l’imprimerie en Europe.

Sur une place à quelques centaines de mètres de la cathédrale de Strasbourg, une statue vert-de-gris tient un parchemin sur lequel on peut lire : « Et la lumière fut. » Cette effigie, version 19e siècle, est celle d’un homme de la toute fin du Moyen-Age : Johannes Gensfleisch, surnommé Gutenberg, un orfèvre natif de Mayence (Rhénanie-Palatinat).

Gutenberg séjourne à Strasbourg de 1434 à 1444, peut-être dès 1429. C’est ici qu’il aurait élaboré les diverses techniques qui ont permis d’aboutir à l’impression typographique, et de reproduire mécaniquement les textes.

Et même s’il n’imprime sa première bible – en latin – qu’après 1452, dans sa ville natale, beaucoup d’historiens affirment aujourd’hui qu’il avait déjà peaufiné son invention dans la capitale alsacienne. « C’est ici qu’il a tout fait, c’est la vérité », affirme Guy Tinsel, président de l’association Espace européen Gutenberg. « A l’époque, Mayence avait 6 000 habitants, et Strasbourg, 30 000. Et Gutenberg est resté dix ans à Strasbourg, qu’il a simplement dû quitter suite à quelques problèmes judiciaires (…) Par la suite, il y est toujours revenu pour rencontrer des orfèvres, et continuer à travailler les caractères de métal. »

Pour bien marquer leur prévalence sur Mayence, les Strasbourgeois avaient, dès 1840, consacré une place à l’inventeur, avec sa statue financée par une souscription nationale, et inaugurée en grande pompe durant quatre journées de festivités.

Un îlot lui est dédié

Cependant, l’atelier de Gutenberg ne se situait pas au centre-ville. D’après les spécialistes, il aurait travaillé dans le secteur du couvent Saint-Arbogast, aujourd’hui disparu, sur la rive droite de la rivière Ill, à l’entrée de l’actuel quartier de la Montagne-Verte.

C’est là qu’il aurait mené ses recherches, combinant plusieurs innovations complémentaires : des lettres mobiles en métal, interchangeables et réutilisables, plus solides que des tampons en bois. Un alliage résistant fait de plomb, d’étain et d’antimoine, et une technique de fonte des caractères dans des moules à matrice, inspirée de l’orfèvrerie. Une encre qui ne traverse pas le papier et ne sèche pas trop vite. Et une presse typographique en bois, vraisemblablement inspirée des pressoirs à vin. « On a connu ici une révolution dans l’imprimerie, au niveau mondial » assure Guy Tinsel.

En face de l’ancien site du couvent, proche de l’autre rive de l’Ill, se trouve un minuscule îlot. Au 19e siècle, il appartenait à un marchand de houblon entomologiste, bibliophile et admirateur de Gutenberg, Ferdinand Reiber, surnommé Coléo. A sa mort en 1892, ce dernier a offert son île à la Ville, et y a fait ériger une stèle avec l’inscription suivante : « C’est ici, à la Montagne-Verte, que l’imprimerie fut inventée par Jean Gutenberg, et c’est de ce pôle que par elle la lumière rayonne dans le monde. »

« Et chaque année, jusqu’en 1939, des représentants de toutes les professions du livre, typographes, lithographes, relieurs… venaient jusqu’ici en bateau » raconte Guy Tinsel, rendre hommage à l’inventeur de l’imprimerie. Une photo de 1924 montre plus d’une centaine de personnes massées sur une barge, en plein milieu de l’Ill.

Le quartier des imprimeurs

Dès la seconde moitié du 15e siècle, Gutenberg à peine reparti à Mayence, sa révolution va profondément marquer Strasbourg. En réponse à la soif de connaissance du public, la nouvelle activité séduit bon nombre d’artisans, et des imprimeries ouvrent l’une après l’autre dans le petit quartier derrière l’actuelle place Gutenberg, du côté des rues de l’Epine et de l’Ail.

« Strasbourg était auparavant une ville d’orfèvres, rappelle Guy Tinsel. C’est grâce à eux, par la création et le développement des caractères mobiles en métal, que l’imprimerie va se développer ici et donner un nouvel élan à la ville. »

Le premier, Johannes Mentelin, se lance dès 1458, et imprime la première bible en allemand. A sa mort, en 1478, il est solennellement inhumé en la cathédrale. Sa pierre tombale, ornée d’une presse à imprimer, comporte l’épitaphe suivante : « C’est ici que je repose, moi, Jean Mentelin, qui, par la grâce de Dieu, ai le premier inventé à Strasbourg les caractères de l’imprimerie, et fait parvenir cet art, qui doit se perpétuer jusqu’à la fin du monde… »

Une paternité qui reste à prouver, mais il est certain que son nom, finalement resté dans l’ombre de Gutenberg, mérite d’être tiré de l’oubli. Huit ans après Mentelin, en 1466, c’est Eckstein (ou Eggestein) qui démarre sa presse. Suivi par Adolf Rusch (1467), Heinrich Knobloch (1478) et Johannes Grüninger (1482).

Le papier dont ils se servent, à base de chiffons, est principalement fabriqué à Bâle (Suisse), où des moulins à papier ouvrent dans le quartier de Saint-Alban, au bord du Rhin. L’un d’eux, créé dès 1453, sert aujourd’hui de musée, pour continuer à témoigner de ce riche passé pré-industriel.

Des milliers d’incunables conservés à Strasbourg

Les premiers ouvrages issus d’ateliers strasbourgeois font partie de la grande famille des incunables, ces livres imprimés dans la seconde moitié du 15e siècle, avant 1501. Reflets du savoir et des centres d’intérêt de cette toute fin du Moyen-Age, ils traitent de sujets très divers : la religion, bien sûr, avec beaucoup de bibles et de livres théologiques, mais également les sciences naturelles, le droit, la littérature, la poésie…

Des milliers d’exemplaires sont toujours précieusement conservés en plusieurs lieux de la ville : bibliothèque alsatique du Crédit Mutuel, bibliothèque du Grand Séminaire, médiathèque André Malraux, médiathèque protestante, cabinet des Estampes, musée historique…

La BNU (Bibliothèque nationale universitaire) possède plus de deux milliers de ces incunables, imprimés dans divers pays : Italie, France, Allemagne, Portugal, Suisse, Pays Bas… En effet, durant cette seconde moitié du 15e siècle, l’imprimerie s’est étendue à toute l’Europe, et a produit près de 50 millions de livres imprimés, avant l’avènement de la Renaissance.

Mais parmi ses trésors, la BNU compte bien sûr un bon nombre d’incunables alsaciens, dont l’un des tout premiers sortis d’une presse strasbourgeoise : « une bible latine, imprimée par Eckstein, en caractères romains, parfaitement lisibles pour nous », comme la présente Daniel Bornemann, conservateur responsable des réserves (manuscrits, incunables et livres rares et précieux).

« Elle commence par une page écrite à la main, sorte de registre, et ensuite l’imprimé démarre en pleine page. » Et comme beaucoup d’incunables, qui reprennent l’esthétique des manuscrits, elle est encore ornée de lettrines en couleur, ajoutées à la main.

Cet ouvrage remarquable, daté de 1470, comprend aussi de nombreux ajouts manuscrits à l’encre rouge. « Des phrases en allemand de Strasbourg de l’époque, donc pour ainsi dire de l’alsacien (…) Ce sont des têtes de chapitres, qu’on appelle des rubriques, qui disent : ‘Ici se termine telle partie, et ici commence telle autre.' »

Une autre bible, cette fois en allemand et en caractères gothiques, a été achevée le 2 mai 1485. Elle a été imprimée par Grüninger, « un autre imprimeur très important pour Strasbourg, qui a pour spécialité des livres abondamment illustrés. » Ces illustrations des textes bibliques ont été imprimées à partir de gravures sur bois, et sont ici « coloriées à la main. »

Autre exemple d’un livre strasbourgeois conservés à la BNU : « une édition de 1499 du ‘Narrenschiff’ – la Nef des fous – écrit par Sébastien Brandt. » Cet ouvrage satirique, largement illustré, se moque de la société d’alors en dépeignant ses vices, ses vertus, ses exagérations et ses folies. Publié une première fois à Bâle, en 1494, « c’est devenu un gros succès. On dit qu’il s’agit du premier best-seller » explique Daniel Bornemann. « L’année même où il a paru, plusieurs éditions pirates en ont été faites, signe qu’il y avait une vraie demande. Et le copyright n’existait pas encore. » D’où cette édition strasbourgeoise de 1499.

Le premier journal hebdomadaire au monde

Un siècle plus tard, Strasbourg est également le berceau d’une autre invention, qui découle de l’imprimerie : le premier journal. A deux minutes à pied du quartier des imprimeurs, dans une belle maison de la place Saint-Thomas, toujours préservée, un certain Johannes Carolus crée dès 1605 un véritable hebdomadaire.

Vers la fin du 16e siècle, des « agences » de diffusion d’informations manuscrites apparaissent dans différentes villes du Saint-Empire-romain-germanique. « L’idée de Carolus est de collecter ces informations » explique Guy Tinsel, que des cavaliers postaux lui rapportent chaque semaine de toute l’Europe. Puis, de nuit, « chaque mercredi, il imprime ici son journal, le premier hebdomadaire au monde. » Et le lendemain, ses coursiers repartent « vers Prague, Rome, Vienne, ou Hambourg » pour le distribuer.

Les héritiers de Gutenberg

En 600 ans, et principalement au siècle dernier, les machines d’impression ont sans cesse évolué, passant du bois à la fonte, et enrichies de technologies diverses. Puis, ces dernières décennies, les choses se sont accélérées, et le numérique a largement remplacé les imprimantes d’antan.

Mais à Strasbourg, 180 de ces machines anciennes sont collectionnées depuis une vingtaine d’années par un privé, ainsi que par l’association Espace européen Gutenberg, et remises en état. Parmi elles, des machines linotypes ou monotypes, des presses offset, mais aussi des massicots et des presses à reliure.

« C’est pour montrer en quoi consiste la richesse du métier d’imprimeur, éviter que cela ne disparaisse, et pouvoir le transmettre. C’est essentiel » estime Guy Tinsel. L’objectif est de pouvoir bientôt exposer toutes ces machines, dans le cadre d’un projet ambitieux, destiné à redonner une seconde jeunesse à tous les métiers liés à l’imprimerie, aujourd’hui en perte de vitesse : lithographe, typographe, relieur, sérigraphe, etc.

Dans le quartier strasbourgeois du Port du Rhin, dans les locaux de l’atelier Nun Design, un buste de Mentelin trône entre un ordinateur et de nombreux tiroirs pleins de caractères mobiles. Car Marielle De Vaulx et Vincent Lamarche, co-fondateurs de Nun Design, endossent eux aussi l’héritage des pionniers de l’imprimerie. Pour le magnifier.

« Comprendre d’où l’on vient, comprendre l’histoire, c’est aussi pouvoir anticiper ce qui va arriver, lui donner un sens, et arriver à se positionner » estime la jeune femme. Au quotidien, elle réalise des impressions d’art typographiques à l’ancienne, manipule des lettres de métal parfois minuscules, et n’hésite pas à se salir les doigts au contact de l’encre.

Par-delà son objectif de « transmettre un patrimoine » et garder vivace « un savoir qui a tendance à disparaître », elle prend un immense plaisir à « prendre le temps, accomplir quelque chose, et prendre soin de ce qu’on nous a transmis. »

« Notre point de départ, c’était de ne pas devoir passer tout notre temps derrière un écran » explique son collègue qui, lui, ajoute une plus-value en réalité augmentée à leur gamme de produits. Ainsi, via une application en libre accès sur téléphone, la création typographique se mélange à du nuémrique. La carte « Ombres et lumières » imprimée par Marielle De Vaulx, qui reprend le motif de la rosace de la cathédrale, prend soudain du volume et des couleurs, vue à travers l’écran d’un téléphone.

« Notre démarche, c’est de faire advenir le meilleur des deux mondes, explique le designer. Une société où le monde numérique cohabite avec le monde tangible et matériel. »

Et le dernier week-end de juin, dans le cadre de Strasbourg capitale mondiale du livre, la cinquième fête des imprimeurs se tiendra place Gutenberg. Avec, sous chapiteau, des démonstrations, des ateliers, et des machines de la collection de l’Espace européen Gutenberg en fonctionnement. Pour rappeler à quel point la révolution – de penser, s’informer, se cultiver- suscitée par ces lettres de métal mobile nous marque toujours. Profondément.

Lire : FranceInfo du 17 avril

 

Jean-Philippe Behr

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